On les voit encore parfois par terre, jaunies et usées, dans les magasins ou sur les trottoirs devant les restaurants proposant des plats à emporter: des bandes de ruban adhésif. Pendant la pandémie Covid, elles marquaient la distance minimale à respecter entre les clients qui faisaient la queue.
Quelques jours avant la troisième votation sur la loi Covid, ces bandes de ruban adhésif ressemblent à des traces archéologiques d'une époque révolue. Dans l'esprit de la plupart de gens, la pandémie est bien lointaine.
Pourtant, cela ne fait qu'un peu plus d'un an que les dernières restrictions ont été levées: le 1er avril 2022. Cette date a marqué la fin de l'obligation d'isolement des personnes infectées et de l'obligation de porter un masque dans les transports publics.
Ainsi s'est achevée une période de plus de deux ans, initiée en février 2020 par l'interdiction des grandes manifestations. Durant cette période, le coronavirus et les mesures prises pour le combattre marquaient le quotidien des gens, et il s'agissait également du sujet le plus important sur le plan politique.
Pour le géographe politique Michael Hermann, la pandémie a été une situation exceptionnelle «parce que personne, même les gens apolitiques, n'a pu se soustraire au sujet». En fin de compte, pratiquement tous les domaines de la vie – travail, loisirs, formation, famille – ont été touchés. Avec son institut de recherche Sotomo, Hermann a mené plusieurs enquêtes représentatives sur les tensions sociales pendant la pandémie, sur mandat de la Confédération.
Pour décrire les effets politiques de la pandémie, Hermann utilise l'image d'une inondation. Selon Hermann, la pandémie et les mesures qui y étaient liées ont libéré une énorme quantité d'énergie politique. Ce flux d'énergie n'a pas trouvé sa place dans le système politique traditionnel:
Les acteurs politiques traditionnels n'ont pas pu absorber complètement cette énergie. Cela a ouvert un canal dans lequel des mouvements critiques à l'égard des mesures ont pu émerger, avec parfois une affluence considérable, explique Hermann.
Il s'agit de groupes comme les «Amis de la Constitution» ou «Mass-Voll», qui sont devenus en très peu de temps des forces capables de lancer un référendum. Ainsi, malgré des circonstances défavorables, ils ont réussi à récolter près de 100 000 signatures pour le premier référendum contre la loi Covid durant l'hiver 2020/21. Lors de la votation du 13 juin 2021, 39,2% des votants et huit cantons ont tout de même voté majoritairement contre.
Avec 187 000 signatures, les opposants aux mesures ont forcé une deuxième votation Covid fin novembre 2021. Grâce à un budget de plusieurs millions de francs, dont une grande partie provient de petits dons, la campagne du non a placardé tout le pays de ses affiches. Dans le cadre d'une campagne de votation menée parfois avec haine, des milliers de personnes se sont rendues aux manifestations organisées par les détracteurs des mesures. Mais dans les urnes, seuls 38% et deux cantons ont voté non.
Il s'agit de savoir, à la veille du troisième vote sur la loi Covid, où en sont les opposants.
L'époque des grandes manifestations semble révolue, la force de mobilisation dans la rue a diminué. Mais le mouvement n'a pas perdu sa capacité à lancer des référendums. La votation de ce dimanche le prouve. La collecte de signatures a toutefois été plus laborieuse que lors des deux premiers tours.
Le mouvement n'a pas réussi à mener à bien d'autres projets politiques. Ainsi, les initiatives de protection de l'enfance qu'il a soutenues ont échoué au stade de la collecte dans plusieurs cantons.
L'initiative Giacometti, du nom du constitutionnaliste du même nom, qui demande une votation populaire obligatoire sur les lois fédérales adoptées en urgence, est également en mauvaise posture. A moins de deux mois de la fin du délai de récolte, il manque encore plus d'un tiers des signatures nécessaires.
L'ensemble du mouvement critiques des mesures Covid et les Amis de la Constitution sont en bonne forme, rétorque leur président Roland Bühlmann. Les Amis de la Constitution, avec leurs 12 000 membres et leur fortune associative considérable, ont «la masse musculaire politique nécessaire».
Mais Bühlmann reconnaît que la force de mobilisation a diminué par rapport à la phase intensive de la pandémie:
Mais les thèmes de la restriction des droits fondamentaux et de la liberté individuelle continuent de préoccuper fortement la population, dit Bühlmann. Il s'en rend compte dans la campagne de votation lorsqu'il évoque l'utilisation du certificat Covid sur le territoire national, qui resterait possible avec la loi Covid soumise au vote.
Nicolas A. Rimoldi, coprésident de Mass-Voll, est du même avis. Selon lui, les mesure Covid n'ont été que le symptôme d'une évolution qui ignore de plus en plus souvent les droits fondamentaux en Suisse et les annule par le droit d'urgence. Outre les mesures Covid, Rimoldi cite comme autres exemples la violation du droit de propriété des investisseurs lors du sauvetage du Credit Suisse ou les prescriptions concernant la température des locaux – accompagnées de menaces d'amendes élevées – en cas de pénurie d'énergie.
Rimoldi est convaincu que les trois dernières années ont été un «gamechanger». La population a remarqué ce qui pouvait arriver si la politique obtenait trop de pouvoir et ne respectait pas les droits fondamentaux. Roland Bühlmann, des Amis de la Constitution, parle d'une «perte totale de confiance dans la politique et les médias» de la part de parties substantielles de la population suite aux mesures prises contre la pandémie.
Le conseiller national du Centre Lorenz Hess (BE) s'engage actuellement à la tête du comité du oui pour l'adoption de la loi Covid. Lui aussi observe comment une partie de la population «s'est un peu retirée de la vie publique et s'est détournée de la politique et de l'Etat».
Mais pour Hess, les causes de ce phénomène sont ailleurs. Il parle d'une méfiance envers l'Etat qui est «artificiellement crée». Les détracteurs l'auraient alimentée avec des insinuations parfois infondées, comme le fait que le Conseil fédéral et le Parlement avaient le pouvoir comme seul but:
Sur le plan politique, la votation du 18 juin devrait être la dernière grande décision en lien direct avec la pandémie de Covid. Mais la prochaine grande bataille se profile déjà à l'horizon pour les critiques des mesures. Elle portera sur l'accord sur la prévention des pandémies de l'OMS. Plusieurs parlementaires confirment qu'ils reçoivent à ce sujet de très nombreuses lettres de la part des détracteurs.
Rimoldi et Bühlmann y voient tous deux une menace pour la souveraineté de la Suisse.
Mass-Voll, les Amis de la Constitution et d'autres organisations commenceront prochainement à récolter des signatures pour l'initiative dite de souveraineté, qui s'oppose a cet accord.
Pour le Conseil fédéral, le traité représente, en revanche, un instrument potentiellement utile pour améliorer la coordination internationale en matière de préparation et de lutte contre les pandémies. La Suisse continuerait à mener une politique indépendante, assure-t-il. Le pacte de pandémie est en cours de négociation, le projet final devrait être prêt en 2024. Ce n'est qu'à ce moment-là que la Suisse décidera si elle souhaite y participer.
Reste à savoir si l'initiative sur la souveraineté réanimera le mouvement de manière significative. Pour le géographe politique Michael Hermann, l'histoire montre que les initiatives ayant une approche abstraite et institutionnelle au sujet des questions de droits fondamentaux et de souveraineté ont la vie dure.
Roland Bühlmann, des Amis de la Constitution, est convaincu que le mouvement des opposants aux mesures ne disparaîtra pas. Ses structures sont intactes, l'engagement est grand et les thèmes restent d'actualité:
Ces derniers sont actuellement le quatrième parti du pays en termes d'électeurs et revendiquent un siège au Conseil fédéral. La comparaison de Bühlmann le montre: la confiance en soi et la conscience de la mission des détracteurs des mesures sont intactes. La question est de savoir quel sera leur taux d'audience à l'avenir.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci