Il s'en est fallu de peu. La volonté d'unifier la monnaie après la création de l'Etat fédéral a ouvert un fossé entre les devises. Les cantons romands, Berne et Bâle voulaient le franc selon le système français, les autres militaient pour le florin.
Avant 1848, la Suisse comptait près de quatre-vingts seigneurs autorisés à frapper de la monnaie. Selon les régions, on payait donc en batz, en thalers, en schillings ou en centimes. Les voyageurs qui traversaient le territoire devaient soit en emporter plusieurs, soit courir d'un bureau de change à l'autre.
Dans la première Constitution, il a été décidé de centraliser la monnaie et de mettre fin à la confusion. Mais comment faire? Déjà à l'époque, la Confédération misait sur des rapports d'experts: le banquier bâlois Johann Jakob Speiser recommandait l'introduction du franc, car il espérait ainsi avoir un meilleur accès à l'économie mondiale. Cela convainquit le Parlement. Le franc était né.
«Cinq grammes d'argent, neuf dixièmes de fin, constituent l'unité monétaire suisse, sous le nom de franc», dit l'article 1 de la loi fédérale sur la monnaie du 7 mai 1850. Et l'article 2:
Depuis, beaucoup de choses ont changé dans ce monde. Mais le franc, lui, existe toujours. Et il se compose toujours de 100 centimes.
Toutes les lires, les marks et même le franc français, sur lequel notre franc était adossé, ont entre-temps disparu. Tous ont été absorbés par l'euro. Mais le franc reste le franc. Son état actuel est, avec la météo, la seule constante des informations radio. Quelle que soit la gravité de la situation mondiale, on passe toujours au taux de change ensuite, «et maintenant, la météo».
«La création du franc suisse en 1850 a joué un rôle important de l'unification de l'espace économique national. Cela a été une condition préalable au succès du développement économique», explique Martin Schlegel. Il est président de la direction générale de la Banque nationale suisse, en quelque sorte le gardien suprême du franc. Un louange plutôt timide de son principal outil de travail.
De nos jours, lorsqu'on parle du franc, il a généralement un attribut. Il est tout à tour «fort», «stable», «valeur refuge», «sur» ou «sous-évalué», et souvent, il est simplement «sous pression». D'où cette question un peu inquiète: comment se porte le franc?
Du point de vue monétaire, il est actuellement dans une phase «forte». Sa valeur augmente. C'est réjouissant pour les Suisses qui voyagent à l'étranger et achètent des produits importés à moindre coût. C'est moins intéressant pour les touristes qui viennent en Suisse et pour l'industrie d'exportation.
Mais le franc représente bien davantage qu'une «monnaie». Il est aussi le «Zähni» et le «Fünfliber». Toute cette «graille» dans la poche bombée du porte-monnaie et dans les tirelires des chambres d'enfants. L'argent liquide, les pièces et les billets ne sont, eux, pas «forts», mais plutôt «sous pression».
Les services de paiement numériques le supplantent de plus en plus. Constat lors d'un dîner à Berne: sur quinze personnes, une seule paie en espèces. Pour le reste, ce sera Twint, Apple Pay et par carte de crédit. Depuis 2022, la circulation des billets recule. En 2024, en termes de valeur, les émissions de billets ont atteint environ 73 milliards. Trois ans plus tôt, ce chiffre se situait encore à 88 milliards.
Alors que les billets de banque ont souvent eu droit à un relooking, les pièces, elles, n'ont changé que plus rarement. En 1850, la plupart d'entre elles étaient encore ornées d'une Helvetia assise. Entre-temps, la figure féminine a dû se lever - du moins sur les pièces de deux et de un. Depuis 1922, un berger des Alpes, souvent pris à tort pour Guillaume Tell, est représenté sur la pièce de cinq francs. Sur les pièces de 5, 10 et 20 centimes figure une tête de Libertas, à son tour souvent mal interprétée et prise pour Helvetia.
Une initiative a même été lancée pour tous ces Helvètes debout, ces bergers d'alpage et leurs collègues de papier. Le texte veut inscrire l'approvisionnement en argent liquide dans la Constitution. Non pas pour des raisons de nostalgie, mais bien à cause d'une méfiance fondamentale envers l'Etat. Les paiements numériques sont en effet nettement plus faciles à surveiller. L'initiative relaie donc la crainte du citoyen transparent plutôt qu'une action de sauvetage pour des centimes en argent.
«L'introduction du franc suisse a été un acte de coopération et de cohésion», déclare la présidente de la Confédération Karin Keller-Sutter. Selon elle, c'est un bon exemple de «comment on a su mettre de côté des intérêts individuels au profit de l'intérêt général.
L'Etat fédéral, tout jeune à l'époque, a ainsi fait preuve de courage et de clairvoyance, «ce qui a notamment favorisé la modernisation du pays et a renforcé son identité nationale», poursuit la dirigeante, qui a parfois la réputation d'être une ciseleuse de centimes - ou du moins de retourner chaque franc au moins deux fois.
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)