La rivalité entre les deux grandes puissances que sont la Chine et les Etats-Unis s'intensifie depuis des années. Le conflit entre les Etats-Unis et la République populaire dominera le monde dans les décennies à venir.
Cette concurrence sino-américaine croissante pose également des défis à la Suisse. Ils sont similaires à ceux d'autres Etats, Simona Grano, sinologue à l'Université de Zurich explique:
Par ailleurs, la grande dépendance vis-à-vis de la Chine en tant que débouché et site de production indispensable pour les chaînes d'approvisionnement mondiales persiste, malgré les tentatives de la réduire.
La situation de la Suisse se distingue, toutefois, de celle d'autres pays comparables. En raison de sa neutralité et de la reconnaissance précoce de la République populaire, les relations économiques avec la Chine étaient déjà plus marquées que celles d'autres Etats européens pendant la guerre froide. La dépendance est donc plus grande aujourd'hui.
Simona Grano s'est penchée sur les défis stratégiques de la Suisse dans le conflit entre les deux grandes puissances dans le cadre d'un ouvrage collectif qui vient d'être publié (référence en fin d'article).
La Suisse est également un cas particulier en matière de politique de sécurité. La Suède, longtemps neutre, a décidé d'adhérer à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan) après le début de la guerre en Ukraine en raison de sa proximité géographique avec la Russie. Le soutien de la Chine à la Russie a également conduit à une réévaluation des relations avec Pékin.
La Suisse, en revanche, se trouve «dans la situation privilégiée» d'être plus éloignée de la Russie et entourée des pays de l'Otan: «Les conséquences en matière de politique de sécurité du soutien chinois, ou du moins de la tolérance de la guerre de Poutine en Ukraine, sont encore trop peu discutées chez nous», déclare Simona Grano. Il y a là un certain schéma, analyse l'experte:
Pourtant, l'attaque russe a montré que les autocraties sont imprévisibles et agissent de manière irrationnelle, même à leur propre détriment.
La Suisse devrait se préparer sérieusement à un scénario dans lequel la politique de dissuasion menée par les Etats-Unis ne fonctionnerait plus et où la République populaire de Chine attaquerait Taiwan.
La sinologue prévient qu'une telle guerre en Asie aurait des conséquences dévastatrices pour l'économie mondiale, bien plus graves que l'invasion de la Russie en Ukraine. Selon elle, la politique suisse doit donc se pencher activement sur les entreprises et réduire la dépendance économique vis-à-vis de la Chine.
La Suisse n'aborde le sujet de Taiwan que de manière extrêmement discrète et presque à contrecœur. Même si cela lui déplaît, la question de Taïwan gagnera en importance au cours des prochaines années. En effet, tant les Etats-Unis que l'Union européenne (UE) accordent de plus en plus d'importance au maintien de l'indépendance de facto de Taiwan dans leurs relations avec Pékin. Simona Grano est formelle:
Dans sa stratégie Chine de mars 2021, soit un peu plus d'un an avant le début de la guerre en Ukraine, le Conseil fédéral écrit que «le potentiel de conflit» dans la question de Taiwan est toujours présent. Il n'y a toutefois pas de réflexion approfondie sur les conséquences possibles.
Il est impossible de prédire avec précision si la Chine se décidera à lancer une attaque militaire contre Taiwan, ni quand, explique la sinologue. Autour du congrès du parti pour la réélection du chef de l'Etat et du parti Xi Jinping, en octobre, les menaces en direction de Taiwan étaient inaudibles. Actuellement, la direction chinoise fait toutefois preuve d'une plus grande retenue face aux défis de politique intérieure.
Simona Grano observe actuellement une «offensive de charme» de la Chine en direction de l'Europe. Pékin a constaté que la guerre en Ukraine a renforcé l'alliance transatlantique entre les Etats-Unis et l'Europe. De son côté, la Chine veut affaiblir cette alliance. Pour cela, il existe de nombreux leviers. Les intérêts des Etats-Unis dans le conflit avec la Chine vont, en effet, parfois à l'encontre des intérêts nationaux des Etats étudiés en Europe et en Asie.
La démarche de plus en plus agressive des Etats-Unis pour repousser l'influence chinoise dans des domaines technologiques centraux, comme l'industrie des semi-conducteurs, n'est pas vue d'un bon œil partout. Même à Berne: dans sa stratégie Chine, le Conseil fédéral écrit qu'il attend que:
Selon notre experte, la guerre économique et technologique qui s'intensifie entre les Etats-Unis et la Chine a de plus en plus souvent cette conséquence: le maintien du commerce avec une grande puissance entraîne des désavantages dans les relations avec l'autre grande puissance. Et c'est désagréable pour un pays orienté vers l'exportation comme la Suisse.
Dans sa stratégie Chine, le Conseil fédéral affirme lui aussi qu'«une polarisation géopolitique ou la formation d'un blocage sino-américain ne sont pas dans l'intérêt de la Suisse».
Le pays n'est pas le seul dans ce cas, explique Simona Grano. La fin de la guerre froide a marqué le début d'une phase de mondialisation. La Suisse n'est pas la seule à avoir fortement profité de cette période d'ouverture économique. «Désormais, nous devons regarder en face le fait que nous vivons dans une phase de changement volatile.»
La Suisse ne peut pas arrêter la concurrence des grandes puissances. Elle doit clarifier ses positions. Comme les autres Etats étudiés, la Suisse ne veut pas se laisser accaparer par les grandes puissances et se positionner complètement aux côtés des Etats-Unis ni de la Chine:
Simona Grano se montre optimiste en constatant que l'opinion publique suisse prend conscience de l'émergence de la Chine en tant que grande puissance de plus en plus sûre d'elle et agressive et que la politique s'en préoccupe: «Le problème est reconnu». Il n'y a pas de solution miracle. L'analyse de la sinologue:
La Suisse devrait se positionner vis-à-vis de la Chine avec des pays partageant les mêmes idées. Il faut montrer les lignes rouges à Pékin et insister sur le respect de l'ordre international fondé sur des règles. En effet, si dans un monde marqué par le conflit entre deux grandes puissances, la loi du plus fort règne à la place de la force du droit, cela deviendrait inconfortable pour les petits pays comme la Suisse.
(aargauerzeitung.ch)