Les 39% de droits de douane imposés par Donald Trump à la Suisse sont-ils un moyen de pression pour obtenir des concessions du Conseil fédéral?
Oui. Trump veut absolument des concessions économiques et financières de la Suisse. Et pas seulement des promesses de sa part, consistant par exemple en l’annonce d’une dizaine de milliards de francs d’investissements de la pharma helvétique aux Etats-Unis dans les prochaines années. Il veut du concret, du tangible, de l’immédiat, quelque chose qui ait des conséquences positives pour l’économie et les finances publiques des Etats-Unis.
Concrètement, que pourrait concéder la Suisse pour satisfaire Donald Trump?
Concrètement, Trump souhaite que la Suisse investisse davantage aux Etats-Unis. Cela vaut non seulement pour l’industrie pharmaceutique, qui va, comme cela était prévu, délocaliser une partie de ses activités aux Etats-Unis, notamment dans le domaine de la recherche et du développement. Mais d’autres industries suisses vont également devoir s’y installer, les instruments de précision, les machines-outils, entre autres. Le secteur financier est également dans le viseur de Donald Trump.
Le secteur financier?
Les grandes banques d’importance systémique, dont UBS fait partie, ainsi que des activités financières collatérales, comme les caisses de pension et les compagnies d’assurance.
Et qu’attend Donald Trump du secteur financier suisse?
Prenons les caisses de pension suisses. Elles doivent payer des rentes à leurs associés. Pour ce faire, elles ont investi dans l’immobilier et ont acheté aussi beaucoup de titres financiers.
D’un autre côté, il faudrait que la Suisse, à la suite de l’Union européenne, s’engage à importer du gaz naturel liquéfié et du pétrole des Etats-Unis, plutôt que d’acheter ces produits ailleurs, notamment en Russie ou dans des pays asiatiques.
Indépendamment de la méthode brutale imposée par Trump, les Etats-Unis, dont la consommation intérieure profite grandement à l’économie suisse, ne sont-ils pas en droit de demander plus à leurs partenaires?
Non, ce que les Etats-Unis exigent en ce moment n’est pas justifié. Pour une simple raison, que Trump devrait pouvoir comprendre: si les Etats-Unis sont un pays importateur net, avec une balance commerciale structurellement déficitaire, c’est parce qu’ils achètent davantage que ce qu’ils vendent.
Cela est en grande partie dû au fait que le dollar américain est traité dans le reste du monde comme s’il était une monnaie internationale, ce qu’il n’est pas en réalité, bien qu’il soit une monnaie de référence dans le domaine des énergies fossiles, par exemple. Les Etats-Unis disposent de ce que le Français Jacques Rueff, conseiller économique du général de Gaulle, appelait, dans les années 1950 déjà, un privilège exorbitant.
Pourquoi le dollar américain est-il un «privilège exorbitant»?
Parce que les Etats-Unis peuvent d’une certaine manière acheter sans vendre. Ils peuvent émettre des dollars pour payer leurs achats. Ces dollars nourrissent le système financier international, qui se trouve par conséquent sous la coupe des Etats-Unis.
Venons-en aux conséquences, pour l’économie suisse, de tarifs douaniers américains fixés à 39%, en tout cas à un pourcentage élevé. Quelles seraient-elles?
Cela dépend des secteurs d’activité et des entreprises. Prenons l’exemple d’une entreprise pharmaceutique qui vend aux Etats-Unis un médicament pour lutter contre les tumeurs au cerveau. De deux choses l'une. Ou bien cette entreprise délocalise sa production de la Suisse vers les Etats-Unis, ce qui signifie que la Suisse perdra des places de travail, avec des conséquences négatives pour les finances publiques. Ou bien elle maintient ces places en Suisse en décidant d’intégrer l’augmentation des droits de douane dans ses prix de vente et par conséquent en baissant sa marge bénéficiaire. Résultat: le prix de ce médicament reste le même aux Etats-Unis.
La pharma fait figure de bouc émissaire dans la crise actuelle entre les Etats-Unis et la Suisse, au détriment, entend-on, des PME. Les profits substantiels réalisés par la pharma à l’exportation vers les Etats-Unis sont-ils en cause?
Elle vendra un même médicament, pour un même coût de production, plus cher en Suisse qu’en France, par exemple.
La pharma dispose-t-elle d’une trésorerie lui permettant de baisser les prix de ses médicaments vendus aux Etats-Unis?
Oui. La pharma a réalisé l’an passé des dizaines de milliards de francs de bénéfices dans ses activités au niveau mondial. Elle pourrait donc baisser les prix de vente de ses médicaments aux Etats-Unis, quitte à avoir moins de bénéfices qu’escomptés à la fin de 2025 et quitte à verser moins de dividendes aux actionnaires.
Les Suisses pourraient-ils le supporter?
Ce n’est pas certain.
En termes de finances publiques, si les entreprises diminuent leurs marges bénéficiaires, cela diminuera-t-il les rentrées fiscales?
Oui, si les bénéfices dont on parle sont imposés en Suisse. La Confédération, les cantons, mais aussi les communes en souffriront et devront certainement couper dans les dépenses publiques.
Novartis et Roche, les deux géants bâlois de la pharma, sont bien imposés en Suisse?
Oui. Elles ont leur siège en Suisse. Et la plupart de leurs bénéfices sont imposés en Suisse.
Dans l’Arc jurassien, en particulier dans le canton de Neuchâtel, qui dépend fortement des Etats-Unis pour ses exportations dans les secteurs de la pharma, des montres et des machines-outils, l’inquiétude est forte. Faut-il s’attendre à des dégâts?
Oui, mais là aussi, il faut nuancer. Surtout en ce qui concerne le secteur horloger. Le haut de gamme, notamment Rolex, qui engrange d’importants bénéfices sur ses ventes, peut, comme la pharma, amortir une hausse importante des droits de douane en diminuant ses marges bénéficiaires.
Ces marquent visent la classe moyenne, et les marges bénéficiaires qu'elles procurent sont moindres que dans le haut de gamme
Comment faire pour contourner cette difficulté?
Une possibilité serait d’exporter les produits horlogers les plus en danger par la hausse des droits de douane américains à partir de pays de l’Union européenne par exemple, lesquels sont taxés à 15% par les Etats-Unis. Mais il n’est pas certain que l’administration américaine accepte cela. Elle pourrait tenir compte non pas du pays tiers à partir duquel des Swatch, Tissot ou Longines sont exportées, mais du label Swiss Made se rapportant à une territorialité helvétique et par conséquent aux tarifs douaniers imposés à la Suisse.
Les craintes sont grandes également dans le secteur agro-alimentaire. On pense aux fromages, le gruyère en premier lieu, et au chocolat.
Les augmentations des tarifs douaniers américains, s’ils se confirment, porteraient un rude coup à l’industrie fromagère, qui exporte entre 8000 et 9000 tonnes de fromage par an aux Etats-Unis. Le gruyère serait en effet particulièrement frappé par de telles taxes. De même qu’il faut s’inquiéter pour l’industrie chocolatière. Ces produits suisses, surtout les fromages, sont déjà fortement concurrencés par la France et l’Italie.
Le taux de chômage en Suisse s’élève à 2,7%, nonobstant les disparités cantonales (il est de 4,5% dans le canton de Neuchâtel). Faut-il s’attendre à une augmentation du chômage?
Oui, malheureusement. Qui plus est, le taux que vous mentionnez, celui du Seco, le Secrétariat d'Etat à l’économie, ne mesure qu’une partie du chômage. Il faudrait prendre en compte le taux établi par l’ILO, l’International Labour Organization, dont le siège est à Genève, qui est deux à trois fois plus élevé que celui du Seco. En effet, le Seco ne prend en compte que les personnes inscrites aux offices régionaux de placement, alors que de nombreuses personnes sans emploi ne sont pas inscrites auprès de ces offices pour différentes raisons. Mais de toute manière, qu’il s’agisse du taux du Seco ou de celui de l’ILO, le chômage va augmenter en Suisse, à cause des droits de douane américains et de l’incertitude qu’ils engendrent.
Estimez-vous que la Suisse s’y est mal prise jusqu’ici dans ses négociations sur les tarifs douaniers avec les Etats-Unis de Donald Trump?
Les conseillers fédéraux auraient dû s’engager directement aux Etats-Unis, ce qu’ils avaient fait une première fois en avril dernier et n’ont pas répété depuis.
Le Conseil fédéral se parle pour l’instant par visioconférence. La situation n’exigerait-elle pas le retour du gouvernement à Berne?
Oui, je le pense. L’époque étant très incertaine, cela nécessiterait des rencontres en présentiel et non pas à distance. Il est important de montrer qu’on veut trouver une solution dans l’intérêt de l'ensemble des parties prenantes.
Dans le passé, la Suisse a été l’objet de pressions ou d’attaques américaines. Il y eut dans les années 1990 l’affaire des fonds en déshérence (les biens juifs spoliés durant la Seconde Guerre mondiale), puis l’offensive contre le secret bancaire menée par Barack Obama, et maintenant l’assaut de Donald Trump sur les exportations suisses. Selon vous, comment les Etats-Unis voient-ils la Suisse?
Pour les Américains, la Suisse représente un îlot de sécurité avec son franc fort. Ils voient la Suisse comme un refuge, comme un port où les gens vont se mettre à l’abri pour échapper aux tempêtes. Lorsqu’il y a des crises financières et des incertitudes sur les marchés, le franc suisse fait office de refuge. La solidité du système bancaire suisse, en dépit de la débâcle de Credit Suisse, contribue à cet effet refuge.
La Suisse est un caillou dans la chaussure américaine. Elle permet de contourner certaines menaces américaines...
Oui. Si des décisions prises aux Etats-Unis sont perçues comme des menaces par les marchés, des titulaires de capitaux peuvent aller se réfugier en Suisse, achetant au passage des titres libellés en francs suisses et pas en dollars. Si bien que le dollar s’affaiblit, l’image des Etats-Unis également et cela renchérit les importations américaines.
Dans l’actuelle crise américano-suisse, il y a aussi la question de l’or. Quel est l’enjeu?
Ces dernières années, le prix de l’or a beaucoup augmenté dans un contexte géopolitique tendu. Il se trouve que la Suisse est le grand centre mondial du raffinage d’or. Stricto sensu, on ne peut pas dire que la Suisse exporte de l’or. Elle importe de l’or, notamment du Royaume-Uni, le raffine, puis l’exporte avec un logo suisse aux Etats-Unis, empochant au passage un bénéfice substantiel.
En quoi cela gêne-t-il les Etats-Unis?
Selon moi, cette affaire de l’or est un prétexte agité par les Etats-Unis. En effet, la grande partie des 40 milliards de francs constituant le déficit commercial américain dans ses échanges avec la Suisse est d’une certaine manière imputable à ce commerce de l’or, puisque la Suisse a livré de l’or pour 39 milliards de francs au premier semestre 2025 aux Etats-Unis. Les 39% de droits de douane réclamés par Trump sont peut-être d’ailleurs un rappel de ces 39 milliards. Mais ce n’est pas cela qui est au cœur du problème. Ce sont tous les aspects liés au secteur financier et à celui des biens manufacturés.