Ces dernières années, chaque été, les toxicomanes sont de sortie dans les rues et les places romandes. A Lausanne, les travaux autour de la place de la Riponne les ont fait se déplacer ailleurs dans la ville. Mais ils restent visibles, à l'image de ce selfie pris à la volée par un de nos lecteurs, cet été.
Genève et Yverdon-les-Bains ne sont pas en reste. La Suisse s'est-elle transformée en une scène de la drogue ouverte? Pourquoi la situation ne semble-t-elle pas s'améliorer? Nous en discutons avec Frank Zobel, directeur adjoint d'Addiction Suisse.
Des consommateurs s'injectent des produits en pleine rue. Que se passe-t-il en Suisse romande en ce moment?
Ce phénomène augmente chaque année, dès le mois de mai: les consommateurs deviennent plus visibles. Ils sortent à cause du chaud et sont aussi plus mobiles durant l'été. La situation change d'une ville à l'autre.
A Vevey, les vendeurs sont très nombreux autour de la gare, mais la consommation se fait plutôt dans un cadre privé. Le reste de la Suisse n'est pas épargné, que ce soit à Zurich, Bâle, Lucerne ou Saint-Gall. Mais aussi dans certaines plus petites villes comme Coire, ou Brugg, en Argovie, ce qui indique que le phénomène tend à se répandre. Cette situation dure depuis quelques années maintenant, mais elle est devenue particulièrement visible depuis l'été 2023.
A ce point-là?
Oui. Il faut prendre un peu de recul pour mieux comprendre ce phénomène, qui est extrêmement important. En moins de dix ans, la production de cocaïne en Amérique du Sud a augmenté de manière spectaculaire.
On s'en est rendu compte en Europe à travers les saisies dans les ports, où elle est envoyée en cachette dans les containers commerciaux. La quantité de cocaïne saisie en Europe, principalement dans les ports d'Anvers et de Rotterdam, était de plus de 400 tonnes en 2023, contre environ 80 en 2016.
Quelle est la conséquence pour les consommateurs en Suisse et en Europe?
Une transformation complète du marché. L'abondance des stocks de cocaïne a conduit à une baisse de son prix. Elle est également de moins en moins coupée. Cela reflète une importante concurrence pour la vendre. Aujourd'hui, La pureté de la cocaïne vendue est d'environ 70 à 80% en moyenne. C'était encore la moitié il y a moins de dix ans. Le prix d'une dose a aussi été divisé par deux, passant d'une vingtaine à une dizaine de francs.
Ce phénomène s'observe aussi dans de nombreux pays européens. Les type et nombre de points de vente se sont aussi multipliés: on peut acheter de la cocaïne dans la rue, mais aussi la commander sur les réseaux sociaux ou sur le darknet.
Etes-vous inquiet?
Oui. L'hyper-disponibilité de la cocaïne est un changement majeur et historique, qui explique que certaines personnes aient perdu le contrôle de leur consommation de drogues. La cocaïne a des effets relativement brefs et certaines personnes en prennent plus de dix fois par jour. Elles sont complètement épuisées parce qu'elles ne dorment et ne mangent plus.
L'impression qu'ont nos lecteurs n'est donc pas qu'une impression...
Non. On s'est rendu compte de la situation — y compris vous, les médias — durant l'été 2023, quand on a commencé à parler de consommation de crack (de la cocaïne fumable), que les incivilités dans l'espace public ont augmenté et que les hospitalisations et demandes de traitement ont vu une forte augmentation. C'est le moment où les pièces du puzzle se sont assemblées
De grandes quantités arrivaient déjà d'Amérique du Sud. Alors que ce marché évoluait, l'attention du public était surtout concentrée sur la pandémie de Covid. A ce sujet, la consommation n'a pas baissé durant cette période, alors que des mesures de fermeture des frontières et des lieux récréatifs étaient en vigueur, preuve que la cocaïne circulait malgré tout et que des stocks existaient.
Couplez cela à une précarité économique en augmentation, des problèmes de santé mentale en hausse et une situation migratoire compliquée en Europe — et le cocktail était prêt.
Quelle est l'importance des phénomènes migratoires dans l'équation?
Les populations migrantes sont à risque tant pour la consommation que pour le deal. Certains migrants font partie des populations marginalisées et sont à risque de devenir consommateurs: ils n'ont pas de travail et zonent à travers l'Europe — un jour en Suisse, un autre en Allemagne, aux Pays-Bas, etc. Ils peuvent très vite être en contact avec la drogue.
Si elles sont arrêtées par la police, elles sont souvent très vite remplacées. Certaines s'enfuient dans un pays voisin et celles qui ont des autorisations de séjour Schengen ne peuvent pas être facilement mises à la porte. En plus, les prisons sont pleines dans de nombreux cantons romands.
Que peut-on faire face à ce fléau?
Des coups de filet ont bien sûr lieu, mais les trafiquants ont une telle quantité de stocks qu'ils peuvent apparemment absorber ces pertes. La mondialisation par le haut — les échanges économiques — et par le bas — la migration économique de personnes d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie — sont deux moteurs de ce trafic. En Suisse, chaque ville tente de trouver une solution.
Genève, par exemple, envoie désormais des équipes médicales dans la rue car certains consommateurs ne sont pas en mesure d'utiliser les services existants. D'autres villes proposent des hébergements «à bas seuil», facilement accessibles, à bas coût et sans trop de contraintes, pour faire diminuer les consommations dans l'espace public.
Comment traiter les toxico-dépendants?
Ce qui est compliqué avec la cocaïne et le crack, c'est qu'on ne dispose pas de produit de substitut, comme la méthadone avec les opiacés.
En Suisse, nous avons tiré les enseignements du Platzspitz, à Zurich, dans les années 1990. A l'époque, la ligne politique était: «Les gens doivent être abstinents, point.» Mais dans les faits, ça ne fonctionnait pas et beaucoup de gens mouraient. Nous avons développé la politique des quatre piliers — prévention, réduction des risques, thérapie et répression —, qui est pragmatique, locale et concrète. Il y a parfois des tensions entre les interlocuteurs, mais cette stratégie reste la bonne.
Quelles sont les solutions au niveau politique?
C'est compliqué. Certains politiciens peuvent donner l'impression d'être démunis, mais personne n'a de formule magique. Même des villes comme Zurich, qui ont beaucoup de moyens et d'expérience dans le domaine, sont parfois en difficulté face à l'évolution de la situation. De l'autre côté, on a des élus qui prennent des postures fortes contre la drogue.
N'aurait-on pas intérêt à prendre des mesures fermes dans une situation comme celle-ci?
Si arrêter les narcotrafiquants dans des opérations coup de poing et dire aux gens d'arrêter de se droguer permettait d'inverser la situation, on le saurait. Ce qu'il ne faut surtout pas faire, on l'observe par exemple en France, où la détérioration de la situation est visible. Les politiciens y ont une posture très dogmatique, du «pas de compromis avec la drogue» et pourtant, la situation y est problématique. On ne dispose de deux salles de consommation en France contre une quinzaine en Suisse, alors que ce n'est pas juste un endroit où on «permet aux gens de se droguer», mais aussi de les prendre en charge et d'avoir un suivi de la situation.
Quid du fentanyl, cette drogue qui fait des ravages aux Etats-Unis et effraie en Europe?
Il n'y a pas d'indication jusqu'ici de réseaux criminels structurés et actifs de distribution de fentanyl, ou d'autres opioïdes de synthèse, en Suisse. J'attends de voir ces drogues débarquer depuis bientôt dix ans, et toujours rien ou presque. Des épiphénomènes existent et pourraient augmenter ces prochaines années. On a de petits pics d'hospitalisation graves et isolées, localisées et dans la même période. Ce sont plutôt des gens qui commandent sur le darkweb. Cela pourrait changer mais ce n'est vraiment pas sûr.
Les trafiquants ne s'y intéressent-ils pas?
En termes de business model, c'est probablement un mauvais choix.
De plus, on attirerait tout de suite l'attention de la police. Aux Etats-Unis, la situation catastrophique est le résultat d'une politique très libérale: l'industrie pharmaceutique a commencé à vendre des opioïdes légalement et à faire de la publicité pour, ce qui a rendu des millions d'Américains dépendants. Les cartels mexicains ont pris le relais avec l'héroïne, puis avec des opioïdes de synthèse comme le fentanyl, beaucoup plus faciles à produire. En Europe, nous n'avons eu ni la première étape, ni les autres.
Pas de fentanyl chez nous, donc?
Heureusement, car c'est une drogue qui tue.