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Transgenres en Suisse: ce cas pourrait faire changer la loi

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Image d'illustration.watson

Julia devient Julian et cela pourrait faire changer la loi suisse

Une décision importante sur la reconnaissance des personnes non-binaires va être rendue prochainement. Un cas en cours au Tribunal fédéral pourrait faire jurisprudence. Et ce débat touche aux structures mêmes de notre société.
05.06.2023, 18:56
Andreas Maurer / ch media
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Julia naît en 1989 dans une petite ville d'Argovie. Le bébé présente une particularité biologique. Son genre ne peut pas être clairement déterminé: ni féminin, ni masculin, mais intersexe. Tous les parents sont tenus de faire une déclaration à l'état civil dans les trois jours suivant la naissance d'un enfant et de choisir entre «masculin» et «féminin» – même quand le bébé ne rentre biologiquement pas dans une de ces catégories. Pour Julia, un F est inscrit dans le registre d'état civil.

Cette lettre aura de nombreuses conséquences. On la retrouve sur les documents d'identité officiels, elle est déterminante pour les obligations militaires et impacte son rôle dans la société.

Selon les estimations, l'intersexualité concerne 1,7% de la population mondiale. En Suisse, cela équivaut à 150 000 personnes, soit le nombre d'habitants de la ville de Lausanne. L'intersexuation prend différentes formes: elle peut par exemple être chromosomique, hormonale ou concerner directement les organes sexuels. Les ambiguïtés génitales à proprement parler ne concernent que moins de 0,1% de la population.

Julia saute le pas

Adulte, Julia se lance dans une carrière artistique et excelle dans son master: les critiques qualifient son travail de «fascinant». Elle se présente comme une femme discrète. Lorsqu'on la prend en photo, elle affiche un sourire gêné. Elle préférerait que son art, plutôt qu'elle, soit mis au premier plan. Cela ne se voit pas, mais Julia bouillonne pourtant de l'intérieur. La perception qu'elle a d'elle-même ne correspond pas à son apparence.

A trente ans, Julia saute le pas. Elle habite désormais à Berlin et décide de se rendre au bureau d'état civil. Elle y dépose un certificat médical attestant d'une «variation du développement sexuel» et demande un changement de nom ainsi que la suppression de la mention de son genre. L'Allemagne fait partie des États qui reconnaissent un troisième genre ou permettent de supprimer la mention. Il n'est donc pas nécessaire de procéder à des clarifications supplémentaires. Le jour même, le bureau d'état civil enregistre les changements.

Julia s'appelle désormais Julian et ne dispose plus de mention de son genre dans le registre d'état civil. Pas de F, pas de M, pas de X. L'inscription est tout simplement vide. Cela correspond à l'identité sexuelle de Julian. On lui reconnaît les mêmes traits qu'auparavant. Mais un duvet se dessine désormais autour de son menton.

Une remise en question de société complète

Une partie des personnes intersexes prennent à un moment de leur vie une autre identité sexuelle et «changent de lettre» dans le registre d'état civil. Mais 60% d'entre elles se définissent, à l'instar de Julian, comme non-binaires.

Depuis 2022, le changement de la mention de genre et de nom sont possibles en Suisse sans procédures administratives. Mais il n'existe pas de troisième option en plus du masculin et du féminin. Julian a donc toujours un F dans le registre d'état civil suisse.

Est-ce encore adapté à notre époque? La question est plus large que ce que l'on pourrait penser et le débat n'est pertinent que pour la minorité concernée. Car si l'on se décide à reconnaître une entité entre le féminin et le masculin, c'est l'entièreté des structures qui constituent la société qui sont remises en question.

Cela explique pourquoi les oppositions sont si vives. Les détracteurs mettent en garde: «Un jour, chacun se définira comme il l'entend et nous aurons au moins 100 genre différents», peut-on entendre ça et là. Et c'est effectivement l'objectif déclaré des mouvements queer, qui s'affichent depuis peu au grand public avec des figures de plus en plus visibles.

Une exception qui finit au Tribunal fédéral

Alors que le cas de Julian a pu être réglé en un jour en Allemagne, cela a déclenché un long processus en Suisse. Par l'intermédiaire de l'ambassade suisse à Berlin, Julian a demandé que les changements soient également repris à Berne. Le nouveau prénom est rapidement approuvé. Mais la suppression de la mention de genre déclenche une longue procédure qui sera tranchée le 8 juin prochain par le Tribunal fédéral, près de trois ans après la demande initiale.

Dans 99% des cas, le Tribunal fédéral rend ses décisions dans le cadre de procédures écrites. Le cas de Julian est une exception et est débattu en public, car les avis divergent au tribunal. Et Julian souhaite que cette affaire soit au centre des débats. La personne non-binaire a même demandé un rapport anonyme et choisi elle-même le pseudonyme Julian. Julian ne souhaite pas s'exprimer davantage sur son histoire personnelle. Voici les seules choses qu'il a accepté de déclarer:

«Je rêve d'une société dans laquelle on puisse effacer la mention de son genre comme une décision personnelle, basée sur la nécessité de l'individu concerné, sans qu'il y ait besoin de l'expliquer ou que l'on soit attaqué pour cela»
Julian

Un cas international particulier

Si Julian vivait en Suisse, la demande n'aurait aucune chance d'aboutir. C'est le caractère international de la requête qui lui vaut ses chances d'être acceptée. Car la Suisse peut reconnaître aux individus des décisions basées sur des législations étrangères, même si elles sont contraires à son propre droit. La reconnaissance n'est refusée que si des valeurs fondamentales de l'ordre juridique suisse sont violées de manière intolérable.

Dans le cas de Julian, une question se pose: la suppression de la mention de son genre est-elle contraire à la loi suisse? Le département de l'Intérieur du canton d'Argovie a estimé que oui, la gestion des registres suisses se basant exclusivement sur la mention «masculin» ou «féminin». Il n'existe aucune base juridique pour une dérogation. Celle-ci devrait d'abord être créée politiquement.

Julian a donc contesté cette décision devant le Tribunal cantonal argovien et a obtenu gain de cause. Celui-ci a constaté une contradiction avec la loi, mais a jugé que son caractère n'était pas insoluble. Le tribunal estime que la société est ouverte à cette idée et que la suppression de la mention de genre pouvait être acceptée. C'est le premier jugement de ce type en Suisse.

Le Département fédéral de la justice a toutefois fait recours contre cette décision. Voilà pourquoi l'affaire est maintenant portée devant le Tribunal fédéral. Si Julian perd, il faut s'attendre à un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Car Julian ne se bat pas seul. Le Transgender Network Switzerland finance le procès à hauteur de 45 000 francs issus d'un crowdfunding. Il y a toutefois de bonnes chances que Julian obtienne gain de cause le 8 juin à Lausanne.

Des changements initiés par la justice

Thomas Geiser est professeur émérite de droit privé à l'Université de Saint-Gall et a été juge suppléant au Tribunal fédéral. Il a étudié le jugement argovien et le qualifie de «très juste» et «soigneusement motivé». Il estime que:

«Il est difficile d'argumenter qu'une réglementation devenue entre-temps une réalité dans nos pays voisins serait contraire à l'ordre public»
Thomas Geiser, professeur de droit privé, Université de Saint-Gall

Il fait en outre une constatation surprenante: «La loi ne définit pas ce qu'il faut entendre par sexe ou genre et ce que sont les genres possibles». Si la définition du genre est fluide, la loi ne devrait donc pas obligatoirement être liée à un système binaire et ne devrait, en conséquence, pas obliger d'inscrire une mention de genre uniquement masculine ou féminine. La modification de la mention du genre, simplifiée depuis un an, pourrait donc aussi bien consister en sa suppression.

Et les changements dans ce domaine sont souvent initiés par la justice. En Allemagne, en Autriche ou en Belgique, ce sont les plus hautes juridictions qui ont été les premières à reconnaître les identités de genre non-binaires. Si la Suisse décidait de reconnaître une suppression de la mention de genre dans des papiers d'identité helvétiques à cause d'une modification effectuée à l'étranger, cela pourrait faire jurisprudence et accélérer les processus déjà en cours.

Le Conseil fédéral vient de se déclarer prêt à chercher des solutions pour la reconnaissance des personnes non-binaires. L'administration dit préparer ses systèmes à ces nouvelles possibilités. Les conséquences juridiques ne sont toutefois pas encore claires. Par exemple: le service militaire obligatoire s'appliquera-t-il aux personnes non-binaires?

Pour Julian, il est clair que ces lois sont obsolètes et doivent être adaptées. Il n'hésite pas à comparer le combat des personnes non-binaires à celui des femmes: «Ce qui était autrefois controversé, comme le droit de vote des femmes, peut apparaître comme une évidence en l'espace de quelques générations.»

Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder

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