En arrivant sur la terrasse du Château Gütsch par une journée ensoleillée, on comprend tout de suite l'attrait qu'exerce depuis plus d'un siècle le symbole de Lucerne. L'hôtel, inspiré du Neuschwanstein bavarois, séduit par son ambiance de conte de fées et sa vue de carte postale.
La liste des clients célèbres est longue. Des dandys, des diplomates, des chefs d'orchestre. Au fil des ans, tous se sont laissés envoûtés par la magie du petit château blanc.
Malgré cette histoire populaire, de nombreux Lucernois entretiennent aujourd'hui une relation plutôt distante avec ce lieu enchanteur. Quand on l'évoque, il n'est pas rare d'entendre des questions contradictoires du genre: «Est-ce que ça a rouvert?»
Ce malaise témoigne moins d'un réel désintérêt que d'une déception face à l'histoire récente peu réjouissante de l'établissement. Les deux dernières décennies ont été marquées par des fermetures, des retards de chantier et des rachats douteux. Dans les années 2000, les changements de propriétaires se sont multipliés à tel point que l'on a sérieusement spéculé pendant un certain temps sur le fait que Michael Jackson voulait reprendre le bien et le transformer en un deuxième Neverland.
Cela n'a pas été sans conséquences sur la relation entre la ville et son emblème. La façade blanche du château a commencé à s'effriter, en même temps que s'est craquelé le cœur des habitants.
Un nouveau propriétaire devrait enfin ramener le calme au Gütsch. Il s'appelle Kirill Androsov. Comme le précédent propriétaire, Alexander Lebedev, il s'agit d'un homme d'affaires russe fortuné avec un passé en politique à Moscou.
Androsov a investi les lieux en juin 2021. Le financement s'est fait «à partir de fonds propres et en partie via des hypothèques de banques suisses», affirmait-on à l'époque. Le prix de la transaction n'a pas été divulgué; selon les experts de la branche, il s'agissait d'un montant à deux chiffres en millions.
Après l'achat, Androsov s'est volontiers affiché publiquement. Il a posé pour des photos sur la terrasse du Gütsch et a accordé une interview à la Luzerner Zeitung. Le financier y a affirmé vouloir faire revivre l'hôtel pour les habitants de Lucerne et le ramener dans les chiffres noirs. L'achat aurait été une «décision émotionnelle et spontanée», l'investissement un projet à long terme.
Aujourd'hui âgé de 51 ans, il nourrissait ainsi l'espoir que le Gütsch pourrait retrouver son lustre d'antan grâce à un coup de peinture financier. Depuis, le calme est revenu autour de l'investisseur russe, qui vit avec sa famille à Singapour depuis 2017.
Comme l'ont révélé nos recherches, depuis le début de la guerre contre l'Ukraine en février 2022, Androsov a séjourné brièvement à plusieurs reprises en Suisse pour participer à des réunions du conseil d'administration de Château Gütsch AG.
Début avril 2022, la publication d'une photo avait mis l'entrepreneur dans l'obligation de s'expliquer. Le cliché contredisait sa version, maintes fois réaffirmée, selon laquelle il avait coupé les ponts avec Moscou.
La photo, datée du 11 mars 2020, soit un peu plus d'un an avant l'achat du Gütsch, montre Androsov côte à côte avec le président russe Vladimir Poutine et le chef du gouvernement Mikhaïl Michoustine. Les trois hommes participaient à une rencontre avec d'importants entrepreneurs financiers et informatiques, organisée par Poutine dans sa résidence de Novo-Ogarjovo.
Pour qui connaît la biographie de l'homme d'affaires, cette image n'a guère dû surprendre: pendant la période de Poutine en tant que premier ministre entre 2008 et 2012, Androsov a été son chef d'état-major adjoint deux ans durant.
Déjà lors de l'achat d'un bien aussi prestigieux que le Gütsch, on s'était interrogé sur le passé d'Androsov ainsi que sur les origines de sa fortune. Puis le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) a intensifié ses recherches d'avoirs de ressortissants russes suite à la guerre en Ukraine. Ces questions sont alors devenues encore plus urgentes.
Le hic, c'est que le cas d'Androsov prouve que les réponses ne sont généralement pas de nature juridique, mais plutôt morale. Même pour un investisseur qui n'a rien à se reprocher sur le plan juridique, l'opinion publique est en droit de s'interroger quant aux engagements financiers qui se déroulent sur le pas de sa porte. Un appel à la transparence légitime, d'autant plus que la Suisse a la réputation de fermer les yeux sur l'utilisation de l'argent étranger.
L'acquéreur lui-même avait constamment affirmé après le rachat du Gütsch ne plus occuper de fonction politique en Russie depuis 2010. Il disait également avoir fait fortune à partir de 2011 avec un fonds d'investissement privé appelé Altera. Il ne se considère donc pas comme un oligarque, pas plus qu'il n'entretiendrait des relations avec Moscou.
Il faut rappeler qu'en Russie, il n'y a pas vraiment d'économie sans politique. Cette dernière est partout, de sorte que même les investisseurs privés ne peuvent agir qu'avec la bénédiction de Moscou. Et celui qui, comme Androsov, a été actif au cœur du pouvoir, lui reste redevable par la suite. Dans le cas contraire, il pourrait perdre sa bénédiction.
Les documents divulgués par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) dans le cadre des Pandora Papers donnent un bon aperçu du réseau d'entreprises de l'entrepreneur. Il s'étend de Singapour, son pays d'adoption, au Luxembourg et au Liechtenstein, en passant par des paradis fiscaux bien connus comme les îles Vierges britanniques et les Samoa.
Grâce à un accès à la base de données de l'ICIJ, l'auteur de ces lignes a pu consulter de nombreux documents concernant les affaires d'Androsov. Le nom ou les initiales de ce dernier apparaissent bien plus de mille fois dans les Pandora Papers. En soi, cela ne veut pas dire grand-chose, car les affaires offshore sont en principe légales malgré leur réputation douteuse. Les données ne contiennent pas non plus de preuves de comportements pénalement répréhensibles, mais des éléments de relations d'affaires et de transferts de fonds qui, au vu de l'engagement financier d'Androsov en Suisse, présentent un intérêt public. Et pour le Seco également.
Ainsi, entre janvier et mars 2018, l'autorité monétaire de Singapour a mené une enquête contre la société fiduciaire singapourienne Asiaciti, dont Androsov a été client pendant des années. Dans son rapport d'une centaine de pages, l'autorité de surveillance conclut qu'entre 2015 et 2018, il y a eu des «schémas complexes et inhabituels de transactions circulaires» entre Androsov et deux autres PEP russes ainsi qu'un partenaire proche.
Selon ce rapport, les deux PEP russes sont Evgeny Novitsky ainsi que German Gref. Le partenaire est, lui, un homme d'affaires germano-suisse qui doit rester anonyme. Gref et Novitsky jouent tous deux un rôle important dans l'empire d'Androsov. Qui sont-ils vraiment?
Gref a été ministre de l'économie pendant les deux premiers mandats présidentiels de Poutine. On le décrit souvent comme son homme de confiance. Juste après le début de la guerre en Ukraine, ce sexagénaire a été l'un des 37 businessmen convoqués par le président pour discuter des conséquences des sanctions occidentales.
La Sberbank, qui appartient majoritairement au gouvernement russe, regroupe environ un quart des actifs bancaires nationaux agrégés. Selon les explications de l'UE sur les dispositions relatives aux sanctions, l'établissement financier sert de «source de revenus importante» pour l'économie de guerre russe.
En tant que chef de la banque, Gref doit rendre des comptes directement à Vladimir Poutine. Ce qui soulève une question: quelle est la relation entre Androsov et Gref?
Ce n'est pas la première fois qu'Androsov est accusé d'avoir des liens commerciaux avec Gref; ceux-ci ont été évoqués dans le Guardian en 2021. Après l'examen des documents alors divulgués, il s'avère cependant que les liens entre ces deux-là sont plus étroits que ce que l'on pensait jusqu'à présent en Suisse.
Dans un rapport de vérification préliminaire d'Asiaciti datant de 2018, on peut lire qu'Androsov est toujours «associé à Gref». Les parcours des deux hommes sont étroitement liées. Ils se sont rencontrés dans les années 1990 à la mairie de Saint-Pétersbourg et ont ensuite gravi ensemble les échelons politiques, Androsov étant souvent le numéro deux derrière Gref. Alors que ce dernier était par exemple ministre de l'Economie sous le président Poutine, Androsov a été son adjoint pendant deux ans.
Lorsque Gref a pris la tête de Sberbank en 2007, il était prévu, selon les médias russes, qu'Androsov lui succède à nouveau en tant qu'adjoint. Mais il en a été autrement. Androsov a finalement rejoint l'équipe du premier ministre. Qui, comme chacun sait, n'était à ce moment là personne d'autre que Vladimir Poutine. Et personne n'ignore non plus qu'il travaillait justement à son retour en tant que président.
Androsov s'est ensuite tourné vers le secteur privé, où il a occupé des postes importants dans de grandes entreprises du pays. Il a notamment présidé la compagnie Aeroflot et la société nationale des chemins de fer avec l'aval du Kremlin. Le lien avec Gref est cependant resté intact. C'est ce qu'indiquent les transactions entre les deux hommes, consignées dans différents documents de la fiduciaire singapourienne Asiaciti, dont Gref a également été client pendant des années.
C'est là que l'on trouve en 2011 un autre parallèle étonnant: alors qu'Androsov inscrit son fonds Altera, Gref crée un trust familial à Singapour. Par la suite, des mouvements répétés ont lieu entre les deux empires financiers.
La correspondance entre les employés d'Asiaciti révèle également qu'Androsov a agi à au moins une occasion en tant que «représentant direct» d'autres investisseurs. Selon un e-mail qui a fuité, Androsov a agi «comme leurs yeux et leurs oreilles». Le message est daté du 17 avril 2014, soit environ un mois après l'annexion de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbass ukrainien.
Selon l'autorité de surveillance financière, la société fiduciaire Asiaciti aurait dû davantage contrôler les transactions entre les PEP russes. Elle serait ainsi parvenue à identifier des transferts de valeurs patrimoniales «sous couvert d'acquisitions et d'investissements légitimes» – un procédé bien connu pour dissimuler des rentrées d'argent ou pour empêcher ou contourner des sanctions.
Ce qui a réellement incité les personnes concernées à mettre en place leurs complexes constructions offshore reste leur secret. Elles ne sont jamais sorties de leur silence.
Androsov n'a jamais parlé publiquement de ses liens avec les plus hautes instances de l'économie et de la politique russes. Au lieu de cela, il a engagé dès 2018 la société genevoise Global Risk Profile, qui lui a promis de lui donner une «nouvelle identité numérique» en influençant l'algorithme de Google et en surveillant en permanence les pages de Wikipédia, afin de redorer de fond en comble son image d'investisseur.
Le Russe ne veut manifestement pas non plus s'exprimer sur les questions liées à son engagement lucernois. Au lieu de cela, il renvoie vers le président du conseil d'administration de Château Gütsch AG, qui lui sert également d'avocat. Il s'agit du Lucernois Benno Hafner, avec qui il collabore depuis au moins 2010.
Hafner n'a pas seulement participé à la création du fonds Altera par le biais d'une société écran zougoise aujourd'hui liquidée, il a également siégé à son conseil d'administration. L'homme de loi détient également des parts dans l'hôtel Gütsch.
Après de longs échanges de courrier, Hafner finit par nous recevoir, en septembre dernier, dans son étude avec vue sur le lac de Zurich. La conversation porte d'abord sur la situation économique de l'hôtel. Hafner se montre ravi de l'évolution récente et pense avoir «enfin réussi le turn-around» après des travaux de rénovation et la réouverture du restaurant remis à neuf.
Lorsqu'on en vient à parler d'Androsov, l'avocat reste calme. Il semble habitué aux questions sur les liens avec Gref. Il laisse également entendre qu'il s'est penché sur les Pandora Papers. «Quel genre d'avocat serais-je si je ne l'avais pas fait?», rétorque-t-il à une remarque à ce sujet. Il ajoute aussitôt que son client n'a jamais été condamné par les autorités de Singapour ou d'ailleurs.
Au moment de prendre congé, Hafner promet de s'efforcer de nous obtenir un rendez-vous en tête-à-tête avec le Russe dès que celui-ci «sera en Suisse pour la prochaine réunion du conseil d'administration». Il s'agit à ce moment-là de la réunion du 2 novembre 2023. Mais cette rencontre n'a jamais eu lieu. Au lieu de cela, Hafner nous a simplement expliqué le jour de la réunion que son client ne voyait «aucune raison d'accorder une interview».
A la mi-novembre 2023, Hafner répond à l'un de nos messages indiquant qu'après un délai de traitement, il sera volontiers disposé à accorder «un accès confidentiel aux documents mis à notre disposition jusqu'à cette date» lors d'un entretien.
Ce n'est qu'après une nouvelle demande faite durant la semaine du 11 au 17 mars que Hafner a réagi par une prise de position. Il y confirme notamment qu'Androsov a reçu, en 2017, un prêt pour un projet d'investissement en private equity de la part d'Oskar, le neveu de German Gref, mais il objecte que son client n'avait «absolument aucune connaissance» de l'implication de German Gref «à ce moment-là ni dans la structure de son neveu ni bénéficiaire de celle-ci». Par conséquent, les deux hommes n'entretiennent aucun lien financier, mais «uniquement une relation amicale informelle résultant d'une activité professionnelle antérieure».
En ce qui concerne son double rôle d'avocat et de président de la société responsable de l'exploitation de l'hôtel appartenant à son client, Hafner explique qu'il n'y a «pas de conflit d'intérêts in casu». Il dit ne recevoir aucune instruction d'Androsov. Château Gütsch AG est «une entreprise qui se présente de manière indépendante». Quant à l'homme d'affaires russes, il s'agit d'une personne privée qui n'est ni membre du conseil d'administration ni de la direction.
Hormis Hafner, des personnalités lucernoises connues telles que le PLR Damian Hunkeler ou l'ancien chef du marketing de Bucherer Jörg Baumann siègent au conseil.
En tant que président du conseil d'administration, Hafner a invoqué le fait que la société Château Gütsch AG, avec ses quelque 40 employés, était uniquement responsable de la gestion de l'hôtel et du restaurant et qu'elle contribuait ainsi à l'économie lucernoise. Androsov, en revanche, n'a pas fait de nouveaux apports et ne figure sur aucune liste de sanctions.
Entre-temps, les autorités locales semblent être devenues plus méfiantes. L'Aargauer Zeitung a récemment appris que le Seco s'occupe, depuis l'automne dernier, de manière plus intensive du cas Androsov. Une enquête est en cours, menée par le tout nouveau domaine de prestations. Il a vu le jour en septembre au sein de l'autorité. Son porte-parole reste toutefois vague quant aux résultats de l'investigation:
L'avenir nous dira à quelle conclusion la Confédération parviendra. L'expérience montre que la complexité et l'interdépendance internationale des constructions offshore compliquent ce genre d'enquêtes. De plus, la loi sur les embargos «n'offre pas de base juridique permettant à la Suisse d'édicter des sanctions autonomes», comme l'a toujours souligné le Seco par le passé.
Au final, il reste surtout à savoir si l'opinion publique et les autorités locales ont réellement intérêt à jeter un coup d'œil derrière la façade du château surplombant Lucerne – et s'il vaut la peine de se pencher sur le dossier Androsov.
(Adaptation française: Valentine Zenker)