Un matin de 2022, sur l'île d'Antigua-et-Barbuda, un petit bijou baignant les eaux chaudes des Caraïbes, la quiétude est troublée par un attroupement inhabituel. Une vingtaine de policiers et cinq agents du FBI armés sont déployés dans le port endormi. Leur cible? Un mégayacht de 85 mètres de long à la coque noire étincelante: l'Alfa Nero, 120 millions de dollars.
Un gros bébé dont le propriétaire ne serait autre qu'Andrey Guryev, magnat russe des phosphates. L'un des nombreux oligarques dont les liens supposés avec le Kremlin lui ont valu de tomber sous le coup des sanctions américaines. Après avoir disparu des radars juste après l'invasion de l'Ukraine pendant plusieurs mois, le navire a finalement été localisé par les autorités américaines. Du port de Falmouth, il ne ressortira plus.
Depuis, raconte le Wall Street Journal dans une enquête consacrée à ce yacht presque aussi long qu’un terrain de football, l'Alfa Nero croupit dans le port d'Antigua-et-Barbuda. Pour le plus grand malheur des 93 000 habitants de ce petit pays.
Car il a beau rester à l'arrêt depuis plus d'un an, l'Alfa Nero réclame des soins constants. Sa coque doit être régulièrement grattée par les quelque six membres du personnel qui ont choisi de rester, après le départ du reste de l'équipage, faute de salaire. Pour s'alimenter, ils troquent les bouteilles de vin vintage stockées dans le navire contre du poisson. Le tarif en vigueur: deux bouteilles de vin en échange d'un thon, selon le capitaine.
Une présence constante qui ne suffit toutefois pas à éviter tous les accidents. Plus tôt cette année, la rupture du système d'égout du navire a provoqué le rejet de milliers d'effluents bruts dans les eaux du port de Falmouth. Sans oublier le risque que font courir les ouragans.
Coût total de cet entretien? Selon le premier ministre de l'île, 28 000 dollars par semaine, dont la moitié rien qu'en diesel pour faire fonctionner la climatisation, allumée presque 24 heures sur 24. Sans elle, la moisissure menace de se propager dans le navire en moins de deux jours. Un péril pour son intérieur en bois précieux et la peinture de Miro entreposée à bord.
Les autorités d'Antigua-et-Barbuda ne sont pas les seules à devoir s'acquitter de sommes exorbitantes pour pouvoir assurer l'entretien de la flotte et des demeures luxueuses retirées aux proches de Vladimir Poutine. En Italie, par exemple, où les forces de l'ordre ont saisi au moins quatre yachts et 20 maisons haut de gamme, plus de 13,7 millions d'euros ont été dépensés pour couvrir leurs coûts d'entretien urgents.
Le problème? Personne n’est autorisé à utiliser ces actifs, tant que les sanctions contre leurs propriétaires restent en vigueur. Un véritable casse-tête que les Etats sont loin d'avoir résolu, car le moment entre le gel d’un bien (l'interdiction à son propriétaire de l’utiliser) et sa confiscation (qui permet d'en prendre possession et de le vendre) est un processus long. Un véritable chemin de croix, semé d'embûches juridiques, qui peut prendre des mois. Voire des années.
Plus de 300 enquêtes criminelles de ce type ont été ouvertes à travers les pays de l'Union européenne depuis le début de l'offensive russe en Ukraine.
Il s'agit d'abord de prouver que la personne sanctionnée est bel et bien propriétaire de l’actif, souvent détenu par un labyrinthe de sociétés-écrans. Puis, dans un second temps, d'attester que l'individu a bel et bien enfreint une loi.
Le cas de l'Alfa Nero est emblématique. Si tout indique que son propriétaire est bel et bien Andrey Guryev, l'intéressé réfute toujours cette affirmation, même s'il a admis avoir utilisé le bateau de temps en temps. Sur le papier, le navire appartient à une société cotée aux îles Vierges britanniques.
Reste que, en attendant, l'Alfa Nero représente une menace urgente pour le port de Falmouth. En cas de grave ouragan, le mégayacht pourrait couler et bloquer le port de Falmouth, qui est une artère financière clé de l'île. L'urgence s'est accélérée au mois de février, avec la mutinerie des derniers membres de l'équipage, pour appeler le gouvernement de l'île à réagir au plus vite. Sans attendre les résultats de l'enquête, les autorités ont décidé de se saisir du navire, afin de le mettre aux enchères, payer les frais d'entretien et de garder le personnel à bord.
La vente aux enchères de l'Alfa Nero devait se conclure cet été pour 67 millions de dollars, grâce à l'ex-PDG de Google, Eric Schmidt, attiré par la perspective d'un beau bateau au rabais. Mais la joie des habitants d'Antigua-et-Barbuda sera, cependant, de courte durée. C'était sans compter l'opposition de dernière minute d'une société liée à la fille du magnat Andrey Guryev, qui a permis de bloquer la vente. Eric Schmidt ayant renoncé à se battre, aux autorités de se trouver un nouvel acheteur.
En attendant, l'Alfa Nera et son équipage patientent dans la baie. Son capitaine, Andrea Maccaferri, comble l'attente et son intérim en surveillant les rapports météo. Comme s'il n'y avait guère qu'un ouragan pour tirer le somptueux bateau des «limbes» dans lesquels il est empêtré.