Le sommet pour la plateforme de Crimée existe depuis 2021 et vise à annuler l'annexion de la Crimée par la Russie via la voie diplomatique. Cette année, il aura lieu virtuellement, le 23 août, la veille de la fête nationale ukrainienne. Et le président ukrainien Volodymyr Zelensky y a invité nul autre qu'Alain Berset, président de la Confédération suisse cette année, à participer. Le Département de l'intérieur (DFI) de Berset a confirmé l'invitation, mais pas sa participation. Il a explicitement indiqué ne pas encore «s'être décidé».
Tout porte à croire que Berset déclinera l'invitation. A quoi joue le Fribourgeois? Au DFI, on explique que des chevauchements de dates pourraient présenter une difficulté: une séance du Conseil fédéral aura lieu le 23 août, ce à quoi s'ajoute la conférence des ambassadeurs, lors de laquelle Berset doit prononcer un discours.
La question peut ouvertement se poser: cette collision de dates arrange-t-elle Alain Berset? Il faut dire que, comparé à son prédécesseur à la tête de la Confédération, Ignazio Cassis, Alain Berset maintient une attitude carrément distante avec Kiev.
D'autant plus qu'Alain Berset est connu pour planifier précisément son agenda de rencontres et a stratégiquement construit son année présidentielle autour de visites, que ce soit en Afrique (Botswana, Mozambique et République démocratique du Congo) ou en Amérique du Sud (Colombie et Brésil). A cela s'ajoute la visite d'Emmanuel Macron en Suisse.
Alain Berset a toutefois déjà eu contact avec Zelensky depuis le début de son année présidentielle. Selon le Département de l'intérieur, il a eu un entretien téléphonique avec le président ukrainien début mars. Et en juin, un entretien bilatéral de 40 minutes a eu lieu en Moldavie lors de la réunion de la Communauté politique européenne (CPE). Sur Twitter, Berset a ensuite écrit de manière sobre et formelle qu'il s'agissait d'une «rencontre productive».
Les tweets qu'Ignazio Cassis a rédigés en 2022 en tant que président de la Confédération se lisent tout autrement. Ils dégagent de la chaleur, de la cordialité et une note personnelle. «Prends soin de toi, mon ami», écrit-il le 19 mars 2022 à l'attention de Volodymyr Zelensky, qui s'était adressé à la population sur un grand écran, sur la Place fédérale. Un message qui avait été critiqué par certains.
Wolodymir @ZelenskyyUa,
— Ignazio Cassis (@ignaziocassis) March 19, 2022
Wir sind beeindruckt von Deinem Willen.
Wir sehen, wie die #Ukraine Grundwerte der freien Welt verteidigt, die auch unsere Werte sind.
Wir sind da, um gemäss unserer humanitären Tradition solidarisch beizustehen.
Take care, my friend. pic.twitter.com/SvdDlctovs
En octobre 2022, Cassis a effectué une visite éclair à Kiev, où il a exprimé son «soutien au peuple ukrainien». Et dans le tweet du 24 février 2023, un an après le début de l'invasion russe, Ignazio Cassis s'était à nouveau exprimé, cette fois-ci en tant que simple ministre des Affaires étrangères:
Today marks one year since the start of the war against #Ukraine 🇺🇦. I will always remember our first encounter @ZelenskyyUa, when I saw the sad extent of the damage done to your country and people.
— Ignazio Cassis (@ignaziocassis) February 24, 2023
🇨🇭 Switzerland's support continues.#StandWithUkraine pic.twitter.com/xUB4HaP5XT
Les choses ont-elles tant changé entre 2022 et 2023? L'année dernière, l'invasion russe avait choqué une grande partie du monde et dominé l'agenda médiatique. En 2023, une certaine lassitude liée à la guerre est apparue. Alain Berset l'a-t-il senti?
Au DFI, on dément fermement qu'Alain Berset veuille prendre ses distances avec l'Ukraine. «Le président de la Confédération entretient de bons contacts avec le président ukrainien», explique le porte-parole du département, Markus Binder. Andreas Aebi, conseiller national UDC membre de la commission de politique extérieure du Parlement, y voit lui, bien des différences:
Andreas Aebi s'est lui-même rendu en Ukraine en 2021 en tant que président du Conseil national et avait pris la parole au Parlement ukrainien à l'occasion des 30 ans d'indépendance de l'Ukraine. Le conseiller national avait d'ailleurs été un des deux seuls UDC à être présent lors du discours de Zelensky, diffusé au Parlement en juin dernier.
Avant le voyage, le président de la Confédération Guy Parmelin lui a demandé s'il avait prévu de participer en son nom au premier sommet pour la plateforme de Crimée. «Il semblait relativement opportun pour l'ensemble du Conseil fédéral que le président du Conseil national y représente la Suisse».
C'était avant la guerre. En 2022, après son déclenchement, Cassis a participé au sommet pour la Crimée, même si ce n'était que par le biais d'une déclaration vidéo enregistrée. Andreas Aebi, lui, s'attend à ce qu'Alain Berset oppose une fin de non-recevoir à l'Ukraine:
Des initiés confirment que l'ensemble du Conseil fédéral est fortement guidé par l'idée de jouer un jour le rôle de médiateur dans la guerre en Ukraine. En septembre, le gouvernement a rejeté le concept de «neutralité coopérative» d'Ignazio Cassis, ce qui a été interprété comme un signe en ce sens.
Les réflexions du vice-président du PS, Samuel Bendahan, vont elles aussi dans ce sens. Il estime que l'ensemble du Conseil fédéral «ne veut pas aller de l'avant pour des considérations liées à la politique de neutralité», et il ajoute, «malheureusement erronées». Pour le Vaudois, Berset ne tourne pourtant pas le dos à Kiev pour raisons personnelles. Il l'assure: «Nos conseillers fédéraux ont la même attitude que le PS».
Alain Berset lui-même avait provoqué des remous internationaux, en mars, lors d'une interview dans la NZZ am Sonntag, en déclarant qu'il constatait une «frénésie guerrière». Et il a souligné que des négociations avec la Russie finiraient par être un jour obligatoires. «Le plus tôt sera le mieux», avait-il alors indiqué. Il a reçu pour cela les éloges de l'ambassadeur russe Sergei Garmonin.
Dans le Tages-Anzeiger, le socialiste a ensuite relativisé sa déclaration sur la «frénésie guerrière», soulignant qu'il avait défendu la position de l'ensemble du Conseil fédéral et qu'il condamnait clairement l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Devant le Conseil de sécurité de l'Organisation des nations unies (ONU), le 23 mai dernier, Berset a mené un débat sur la protection des civils dans les conflits armés. Et il n'a pas mis l'accent sur l'Ukraine, mais sur l'Afrique. Certes, au début de son discours, il a souligné «au nom de la Suisse» que la moitié des civils tués dans le monde en 2022 étaient ukrainiens. Mais il s'est ensuite tourné vers le Mozambique et la République démocratique du Congo. Berset avait visité ces deux pays au préalable.
Au Mozambique, la Suisse avait remporté l'un des plus grands succès de sa diplomatie de paix. L'ambassadeur Mirko Manzoni a négocié en 2019 un accord de paix entre le gouvernement et les rebelles. A New York, Alain Berset a profité de l'occasion pour souligner globalement ce succès. «Je voudrais féliciter le président Nyusi — mais aussi le chef du parti d'opposition Renamo — pour avoir rétabli la paix au Mozambique», a-t-il déclaré. Nyusi a rendu la pareille en félicitant «mon cher ami, Son Excellence Alain Berset».
Berset et Nyusi sont liés par une amitié depuis 2018, lorsque le président du Mozambique a visité la Suisse. Dans le reportage du Temps sur l'intervention de Berset à l'ONU, on voit Berset et Nyusi s'enlacer et Berset glisser tacitement dans la poche de la veste du président un ruban rouge qui venait d'être coupé lors de l'inauguration d'une exposition à New York.
De tels signes de grande proximité personnelle ne sont pourtant pas visibles sur les images de la rencontre de Berset avec Zelensky en Moldavie. Berset n'a pas non plus eu l'occasion d'établir un lien avec lui. Lorsqu'il est devenu président de la Confédération pour la première fois en 2018, Zelensky était encore acteur.
Les relations personnelles entre chefs d'Etat sont, toutefois, importantes. C'est ce que montre l'exemple de Cassis avec Zelensky. En octobre 2021, le ministre des Affaires étrangères s'est rendu en Ukraine, car il voulait faire de ce pays le point fort de son année présidentielle.
En tant que ministre des Affaires étrangères, il avait alors rencontré Zelensky pour un long entretien. Il a aussi organisé la conférence sur la reconstruction de l'Ukraine à Lugano (TI), dont la deuxième édition est prévue en 2023. De 2015 à la guerre, la Suisse avait en outre été le seul pays à effectuer treize transports de biens de secours dans la zone de combat, à l'est de l'Ukraine. Zelensky en était conscient.
Le cas d'Emmanuel Macron montre à quel point les liens amicaux sont centraux pour Alain Berset. Le président français vient en Suisse en raison de l'excellente relation qu'il entretient avec Berset. Elle est si bonne que Macron et Berset ont eux-mêmes fixé dans leurs agendas les dates de la visite d'Etat: les 15 et 16 novembre. «Chapeau bas! Respect», reconnaît Andreas Aebi.
Alain Berset a expliqué l'importance des relations personnelles entre présidents dans Le Temps:
S'inviter les uns les autres, c'est bien. Accepter les invitations, c'est d'autant mieux. Volodymyr Zelensky attend encore la réponse d'Alain Berset.
Traduit et adapté par Noëline Flippe