Ce mercredi, le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) aura un nouveau grand patron. Le prochain conseiller fédéral sera issu du sérail du Centre, sauf candidat surprise. Depuis sa création, l'office de la «grande muette» a été tenu en très grande majorité par des radicaux (aujourd'hui PLR), puis des UDC et enfin des PDC (désormais Le Centre), dans les années 1980.
La gauche, présente au Conseil fédéral avec le Parti socialiste depuis 1943, n'a cependant jamais pris les rênes de ce département. Pourquoi? D'autant plus que les socialistes comptent deux sièges au Conseil fédéral depuis 1959 et ont vu seize des leurs accéder à la plus haute fonction du pays.
René Knüsel, professeur honoraire de la Faculté des Sciences politiques de l'Université de Lausanne, rappelle tout d'abord qu'historiquement, le Parti socialiste et l'armée ont toutes les raisons d'entretenir une forme de méfiance:
Autant dire qu'au début du 20e siècle, on voit très mal un socialiste prendre la tête de la Grande muette. Ces souvenirs sont encore vifs lors de l'élection du premier conseiller fédéral socialiste, en 1943. Durant la guerre froide, l'armée était puissante (pas loin de 900 000 hommes) et jouissait d'un certain prestige. C'était aussi un des fers de lance de la nation. «L'exposition nationale de 1964 avait un pan entier dédié à l'armée», note René Knüsel.
L'anti-militarisme des socialistes n'a pas changé durant cette période, où les objecteurs de conscience sont mis en prison. Les réticences idéologiques envers l'armée chez les socialistes ont un meilleur allié de circonstance: la droite, qui n'est pas enchantée à l'idée de voir la troupe tenue par la gauche. Tout le monde semble satisfait que cette situation ne se présente pas. Et contrairement au Département des Finances, les socialistes n'ont pas l'intention d'y mettre un des leurs pour tenter de changer ou réformer le système de l'intérieur — quatre conseillers fédéraux socialistes ont tenu les Finances.
Mais depuis la chute de l'URSS, le vent glorieux qui souffle dans les drapeaux a tourné: la taille de l'armée a été fortement réduite (elle compte moins de 150 000 soldats) et son existence a été publiquement mise en cause par des groupes comme le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) depuis le milieu des années 1980. Plusieurs conseillers nationaux membres du PS sont aujourd'hui encore membres du GSsA. On peut ainsi lire, dans la dernière édition du programme du PS, qui date de 2010:
Et également:
Du côté du Parti socialiste, on se défend du fait que les socialistes ne seraient pas intéressés à reprendre l'armée. Samuel Bendahan, vice-président du parti et co-chef de groupe à Berne, estime que le fait de reprendre un département fédéral, y compris le DDPS, est avant tout le résultat d'une décision individuelle et de la configuration existante lors de l'élection au Conseil fédéral.
Si le Vaudois concède que le parti se préoccupe en priorité de questions de pouvoir d'achat, d'égalité et de climat, il assure que la sécurité n'est pas en reste. Certains politiciens à Berne en ont fait leur spécialité, à l'image du Jurassien Pierre-Alain Fridez, connu en Suisse romande pour son expertise critique sur les questions militaires et les avions de combat, mais aussi la Zurichoise Priska Seiler-Graf. Et la présence dans le programme de la suppression de l'armée à terme n'y change rien.
Samuel Bendahan estime, par ailleurs, que la sécurité ne concerne pas que l'armée, mais aussi les relations internationales. «La sécurité et l'armée sont deux choses différentes», indique-t-il.
Il ajoute: «Par ailleurs, en faisant payer des milliards à la population pour cela.»
Si les socialistes se défendent de bouder l'armée, ils ne portent pas forcément les choix du DDPS dans leur cœur et préfèrent subordonner la défense nationale aux relations et aux alliances internationales. «L'attitude de la gauche envers l'armée a toujours été ambiguë, car elle est consciente de l'importance des engagements militaires, mais garde une fibre pacifiste», analyse René Knüsel.
Un département fédéral qui n'est plus prestigieux, au sein duquel les difficultés sont nombreuses et avec lequel on a une histoire compliquée: on comprend que le PS n'ait pas d'intérêt particulier pour le DDPS. «A l'étranger, on trouve aussi des ministres de la Défense qui sont socialistes ou de gauche», note pour autant avec justesse Samuel Bendahan. Quand la Suisse compte-t-elle passer le pas?