«Quoi, le Moderne va bientôt fermer? Mais il faut vite que j'aille voir à quoi ça ressemble alors», me suis-je dit un beau matin où, manifestement, la caféine n'avait pas encore fait son job dans mon cerveau embrumé. Parce qu'un fois sur place, autant vous le dire tout de suite: j'allais vite découvrir à quel point cette idée était débile.
Avant de partir du bureau, après les 157 jeux de mots possibles sur le sujet, j'enfile ma veste. «Prends un sac plastique pour t'asseoir dessus!», me lance un collègue. Berk, sérieusement?
Devant l'établissement à l'architecture élégante, sur l'avenue William-Fraisse, j'hésite un moment. Que se passe-t-il derrière ces murs? Autrement dit, à l'ère d'internet, ère entamée depuis tout de même de longues années, que viennent réellement chercher les clients, ici?
«Moderne», il faut le dire vite. Heureusement qu'un vieux billet traîne dans mon sac, moi qui n'ai jamais de liquide... Mais bon, pour vouloir aller voir des films X au cinéma plutôt que dans la confidentialité de son appart, stores fermés, disons que ça tient la route.
Je demande au caissier s'il sait quand démarreront les travaux qui scelleront le destin des lieux. «On ne sait pas... ça peut durer quelques semaines, comme des mois.» L'employé m'indique encore que, dans la salle à l'étage, deux films sont projetés en même temps. Et qu'il n'y a pas d'horaire.
Merci, mais je ne pense pas faire aussi long.
J'opte pour la salle où il y a deux projections simultanées. En entrant, j'ai un mouvement de recul. «Ils font quoi les deux messieurs, au fond de la salle...? Ah non c'est bon, j'ai compris», me dis-je en baissant la tête et fonçant m'asseoir au deuxième rang.
Au cas où ça ne vous est pas encore arrivé, sachez qu'il est très étrange de mater plusieurs films X en même temps, avec d'autres gens dans la même pièce que vous, d'autant plus quand ces gens ne semblent pas être hyper concentrés sur les œuvres projetées... Et au cas où j'avais encore un doute sur les activités de ces deux braves hommes, le bruit d'un crachat, suivi d'une fessée, puis de quelqu'un qui a l'air d'avoir fini son affaire et d'être très heureux confirment ce que j'imagine. En plus du double film, une pièce de théâtre se joue derrière moi.
Alors que je suis scotchée à mon téléphone, prenant des notes et envoyant des «non, mais t'imagines pas ce qui vient de se passer» à un collègue, un homme d'à peu près mon âge entre dans la salle. Il reste toutefois debout, près des écrans, traverse la salle, puis s'en va. Un autre fait de même par l'autre entrée. «Ils ne veulent pas s'asseoir un peu?», me dis-je. Quel est l'intérêt de venir au cinéma si ce n'est pas pour regarder les films? D'ailleurs, on sent qu'ils y ont mis des moyens: les hauts-parleurs sont intégrés dans les fauteuils. Mais la femme qui me gémit dans l'oreille gauche, et l'autre femme qui réclame quelque chose de «very dirty» dans l'oreille droite ne suffisent pas à masquer les bruits que j'entends derrière moi.
Ah voilà, une nouvelle œuvre du 7e art démarre. Je m'accroche pour comprendre le scénario (au cas où ça n'était pas clair, la dernière fois que j'ai tenté de regarder un porno, je devais avoir 20 ans et c'était «pour rigoler»; je suis un peu novice en la matière). Une femme est au téléphone, elle a l'air très fâchée.
Dans la scène suivante, la femme est nue sur une table de massage. Un homme commence à la masser, elle explique qu'il faut aller «entre les cuisses» et lui prend la main. Je pense que ce massage n'est pas dans le catalogue officiel des prestations remboursées par les assurances complémentaires. La partie «scénario» a duré moins de deux minutes. En fait, il n'était qu'un prétexte pour amener à une succession sans queue (pardon) ni tête de scènes de sexe. C'est nul, j'espère qu'il ne gagnera pas l'Oscar.
Sur l'autre écran, une femme fait des câlins avec ses pieds aux bijoux de famille d'un homme. Puis se contorsionne sur un plan de travail. Ces films s'adressent, de ce que j'en sais, à un public plutôt masculin.
D'ailleurs, il me semble être la seule femme dans tout le cinéma. En tout cas dans cette salle, à l'étage, aucun doute possible. Le coup d'œil timide que je lance derrière moi me confirme que toutes les personnes présentes possèdent un pénis. Et qu'aucun n'est sagement rangé dans un caleçon. Un homme semble d'ailleurs très concentré sur le sien. Je n’ai jamais vu autant de pénis réunis, que ce soit en vrai ou sur un double écran.
D'ailleurs, les deux hommes derrière moi semblent avoir terminé. Ils papotent. «Tu penses qu'on ira où quand ça sera fermé, ici?» En fait, plus qu'un cinéma, c'est avant tout un lieu de rencontres. J'apprendrai plus tard que de nombreux hommes mariés viennent se retrouver ici pour des relations homosexuelles.
Merde, un homme vient s'asseoir sur la rangée où je me trouve, laissant seulement un fauteuil libre entre lui et moi. Pitié, faites qu'il ne défasse pas sa ceinture. L'homme, d'un certain âge, essaie de capter mon regard, mais je suis extrêmement concentrée sur mon téléphone. Ouf, il s'en va. Ah non, il revient. Et cette fois, il s'assied à côté de moi. «Je peux m'asseoir à côté de vous, Mademoiselle?», me demande-t-il en étant déjà à moitié en train d'écrabouiller mon sac, posé sur le fauteuil à côté du mien, avec ses fesses. «J'aimerais rester seule», lui dis-je sèchement. Une demande que ne respecte pas l'octogénaire, qui pose sa main sur ma cuisse. Je prends mes cliques et mes claques et sors de cette salle en courant à moitié.
Assise à une table proche de l'accueil en train de questionner les choix de vie qui m'ont amenée dans ce cinéma porno, je vois horrifiée le vieux type descendre à son tour. Et s'asseoir à ma table. Bordel, il va finir par dégager, le vieux pervers?
Non. «Vous fumez?» Non plus. Il sort s'en griller une. Ouf, un peu de répit. Car ça ne fait qu'une vingtaine de minutes que je suis là, j'ai un reportage à écrire, je ne peux pas m'en aller déjà maintenant. J'en profite pour explorer la zone. Il y a des affiches olé olé, des cabines privées dans lesquelles on peut regarder des films, un canapé... Et même des casiers. Comme à la piscine. Marrant, ça.
«Tout va bien?», me demande un employé. «Disons que ça irait mieux si le monsieur qui est sorti fumer me lâchait un peu les baskets...», réponds-je. «J'ai bien pensé. Je vais aller lui dire de vous laisser tranquille.» Je lui demande encore s'il est admis de faire des galipettes ici, et je ne parle pas de figures de gymnastique. «Disons que tant que personne ne dérange personne, nous, on n'intervient pas. C'est comme d'aller dans un bar sans picoler, ça n'a pas de sens.» C'est vrai que dit comme ça...
J'entends quelqu'un crier. Ça n'a pas l'air de venir d'un film. Quelqu'un dans une cabine, avec un antique film? Ces engins ressemblent à de vieux photomatons dans lesquels on pourrait jouer à Pacman.
Dans le doute, je vais voir ailleurs si j'y suis... Et justement, dans la salle de cinéma du bas. Une partouze. A l'écran, donc. Les fauteuils, eux, ne sont occupés que par le trentenaire que j'ai croisé plus tôt en haut. Le scénario n'est pas particulièrement intéressant (y en a-t-il seulement un?), mais au moins, je remarque que ces messieurs portent des préservatifs. Ce n'était pas le cas des films à l'étage supérieur. La qualité audio est terrible, le son sature, c'est affreux. Mais très vite, j'oublie ces soucis techniques: le vieux type est de retour. Il s'assied à nouveau à côté de moi et tente d'engager la conversation.
En pianotant sur mon téléphone (je m'accroche fort à cette chose qui me permet d'avoir un lien avec le reste du monde), je bégaie que je suis en train d'écrire à mon amoureux (je déteste utiliser cette excuse, un non est un non et ça doit suffire!). «Oh, pardon.» Il me laissera tranquille après ça. Je prends note, un refus, un rejet de main sur la cuisse, une fuite, ça ne sert à rien. En revanche, mentionner l'existence d'un mec, ça, ça évoque vaguement des notions de respect. Super.
Allez, j'en ai assez vu, assez entendu. Et je commence à trouver cette atmosphère vraiment étrange. Chacun fait ce qu'il veut, tant que tout le monde est consentant, je m'en fous; que chacun s'emboîte chaleureusement si ça leur fait du bien. Mais me faire suivre par un vieux type d'une salle à l'autre, c'est non.
Au son d'un néon rouge grésillant, très cliché, qui semble avoir été apposé là volontairement pour renforcer cette ambiance surréaliste, je m'en vais. A la sortie, sur un présentoir, comme pour faire «durer le plaisir», on peut acheter des DVDs, 20 francs pièce. Je vais passer mon tour, je crois.