Le large camion file à toute allure sur la piste, passant non loin d'une série de Super Puma bien rangés. Un étrange avion aux ailes bardées de langues noires le rattrape soudain, sans un bruit. Les deux filent à toute allure dans la campagne broyarde. Que se passe-t-il à l'aéroport de Payerne?
C'est une journée de juin bien ensoleillée. Sur la zone du transport privé de l'aéroport vaudois de Payerne, un hangar trône au bout d'une large zone bétonnée. A l'intérieur s'y trouve un avion bien particulier: le HB-SXA, qui fonctionne à l'énergie solaire.
Cet engin, c'est celui de SolarStratos, une société qui a pour vocation de faire bouger les lignes de la décarbonation dans le secteur aérien. Son siège social est à Y-Parc, à Yverdon-les-Bains. Mais sa «base» opérationnelle se trouve à Payerne, dans ce hangar, qui fait également office de centre de contrôle et d'atelier.
Son pilote, le Neuchâtelois Raphaël Domjan, se prépare. Dans quelques instants, ce sera la course avec un... camion électrique. C'est une particulière, mais bien réelle, première mondiale: un camion et un avion électrique, ce dernier étant aussi solaire, se feront face sur le tarmac payernois.
Avant de prendre les commandes de l'avion, Raphaël Domjan briefe ses équipes. Puis, il enfile sa combinaison de pilote et vérifie encore une fois son avion sous toutes ses coutures. Son vol d'essai a eu lieu, en 2017, et depuis, plusieurs «premières» ont été établis, comme le premier saut en parachute depuis un avion solaire.
Le petit aéronef, «le premier avion solaire biplace de l'Histoire», est recouvert d'une couche souple et légère de cellules photovoltaïques — 800 grammes par mètre carré — et basées sur la nanotechnologie. Leur «encapsulation» a été mise au point par le Centre suisse d'électronique et de microtechnique (CSEM), basé à Neuchâtel et spécialisé dans le développement des énergies renouvelables.
Elles sont toutefois encore vulnérables à la pluie, qui peut s'infiltrer sous cette épaisse pellicule et risque de provoquer un décollement ou des dérangements techniques importants.
Alors que l'équipe se prépare, deux déflagration successives emplissent la zone: des FA-18 de l'armée viennent de décoller, à quelques dizaines de mètres à peine. Puis tout est prêt. Le pilote se sert encore un petit thé froid, pour la «route», avant de prendre place dans le cockpit de l'appareil.
L'avion est sorti du hangar. Sous le soleil déjà puissant de la fin de matinée, l'énergie d'Hélios pénètre dans les ailes de l'engin. Il va se mettre en bout de piste, face au camion électrique. Celui-ci a été fourni par Planzer, partenaire de SolarStratos.
Mais le décollage, ce n'est pas pour tout de suite. Deux autres avions de chasse doivent décoller de la piste. Puis, ce sont des hélicoptères Super Puma qui atterrissent au loin. L'aéroport de Payerne est bien fréquenté. Puis, les radios grésillent. Le feu vert est donné par la tour de contrôle.
Et c'est parti! La première course est serrée. A la fin, l'avion solaire fait un passage par-dessus le bâtiment de l'aéroport de Payerne, effectue une boucle et revient pour sa revanche. Le camion s'élance à nouveau et les deux véhicules filent à toute allure sur le tarmac broyard, avec un pic à près de 80 km/h après quelques centaines de mètres.
De retour au hangar, c'est un succès. Les équipes félicitent et applaudissent Raphaël Domjan pour ce nouveau record. Il s'écrie, devant la foule parlant différentes langues:
C'est l'avion qui a gagné la course. Mais le vrai succès est ailleurs: 5 à 10% de la batterie a été utilisée pour ce double vol, lors duquel l'appareil est resté en l'air pas loin de 20 minutes.
Deux petits décilitres d'essence qui ne seront pas brûlés. Ce n'est pas beaucoup, mais déjà tant au regard de l'aviation du futur.
Raphaël Domjan n'en est pas à son coup d'essai. Entre 2010 et 2012, il avait effectué le premier tour du monde en bateau solaire. A bord du SolarPlanet, l'explorateur avait réalisé une épopée de 60 000 kilomètres, destinée à montrer que le changement dans le domaine des énergies était possible.
Développer le solaire aérien, est-ce la solution de demain? Verra-t-on des gros-porteurs Boeing et Airbus disposer de bandes conçues au CSEM? Raphaël Domjan se veut sceptique. «La puissance requise est beaucoup trop élevée pour pouvoir être alimentée uniquement par le solaire», estime-t-il.
Pour les gros-porteurs civils, le Neuchâtelois mise plutôt sur le développement de l'hydrogène liquide — que l'on peut produire avec de l'énergie solaire et de l'eau.
Sa mission, c'est plutôt d'inspirer la jeune génération. Le pilote de 53 ans croit en de nouvelles manières de voler sans s'imposer de «limites idéologiques et dogmatiques». Les critiques de l'aviation par des groupes écolos ou les quotas de vol? Très peu pour lui. Mais il critique aussi les défaitistes qui refusent de réagir face au changement climatique.
«Si votre passion c'est le parachutisme, il faut pouvoir continuer à le faire», estime-il. Avec un petit avion électrique, il est possible de larguer un groupe de parachutistes, venir charger rapidement l'appareil et voir celui-ci prêt à repartir pour la session suivante. Avec un avion solaire, il n'y aurait même pas besoin de ravitailler au sol.
Mais le développement des avions électriques suit son petit bonhomme de chemin. «Il y a dix ans, il y en avait cinq à peine dans le monde. Aujourd'hui, il y en a 200», explique le Neuchâtelois. La tendance se démocratise. En 2023, le prince monégasque Albert de Monaco a été premier chef d'Etat à voyager en avion solaire — devinez qui était aux commandes?
Le prochain défi de l'explorateur: lancer le premier avion solaire à voler à 10 000 mètres d'altitude. Car comme son nom l'indique, le défi de SolarStratos est d'atteindre la stratosphère (dès 12 000 mètres) avec un avion solaire.