Des millions de Suisses utilisent les réseaux sociaux chaque jour. Ils font défiler, likent, postent et partagent des contenus et ce, gratuitement. Le deal tacite entre les géants d'internet et les utilisateurs est clair: les usagers ne paient rien, mais ils fournissent leurs données personnelles. Ces plateformes servent de base aux compagnies pour générer des milliards de recettes publicitaires.
Du point de vue de l'Etat, l'affaire n'est toutefois pas si simple:
Et il s'avère que l'échange de prestations est normalement soumis à la TVA, que ces plateformes ne paient pas. «Lorsque je vais chez le coiffeur, j'obtiens une coupe de cheveux contre des francs. Le salon doit s'acquitter de la TVA sur cette prestation», illustre Rafl Imstepf. Pour les médias sociaux, on pourrait en conclure qu'il y a une utilisation gratuite en échange de données, explique le codirecteur du service juridique de la TVA.
Les milieux spécialisés réfléchissent depuis des années à taxer les plateformes de médias sociaux. Le débat a été lancé vers 2015 en Allemagne et en Autriche, dans le cadre de la crise de l'euro de l'époque, mais il s'est ensuite enlisé. Plus tard, l'Italie est à son tour passée à l'offensive.
Elle réclame désormais plus d'un milliard d'euros de TVA à trois géants américains: 887,6 millions à Meta, la maison mère de Facebook et Instagram, 12,5 millions à X et environ 140 millions à Linkedin. Reuters a rapporté fin mars cette «demande de TVA sans précédent». Les avis d'imposition notifiés portent apparemment sur différentes périodes entre 2015 et 2022.
En Europe, on suit cette procédure avec beaucoup d'attention - et ce surtout dans le contexte du conflit douanier actuel avec les Etats-Unis. La taxation potentielle de ces grands groupes, pour la plupart américaines, représenterait un possible levier pour les Européens. Ceux-ci discutent en effet de l'instauration d'une taxe numérique, sous une forme ou une autre.
Outre la procédure actuelle en Italie et la poudrière politique que représentent les droits de douane américains, il existe, du moins en Suisse, d'autres actualités allant dans ce sens. Le juriste Philip Frey s'est précisément penché sur cette question pour sa thèse, publiée en mars. Le titre: Traitement TVA des services électroniques non monétaires. Les données comme contrepartie.
L'expert reconnaît des divergences d'opinions à ce sujet parmi ses collègues. Mais depuis la publication de sa thèse, il avoue avoir reçu énormément de soutien. Philip Frey ne prend toutefois pas position:
D'un point de vue purement théorique, selon lui, on pourrait conclure, conformément au droit en vigueur, que les plateformes doivent s'y résoudre. Les données échangées contre l'utilisation des services électroniques ne représenteraient rien d'autre qu'un substitut à l'argent. Mais le cœur du problème reste le suivant: quelle valeur accorder à ces données? Un point important, car on ne peut pas prélever d'impôts sans une base de calcul.
Il n'existe pas de réponse simple à cette question, soutient Philip Frey:
Il propose lui-même dans sa thèse des méthodes d'évaluation. Considérer par exemple les prix du marché pour les bases de données, ou les chiffres d'affaires numériques issus de la publicité ciblée. Une autre approche prend en compte les coûts des fournisseurs de services électroniques: combien d'argent une plateforme de médias sociaux doit-elle investir pour collecter et analyser les données de ses utilisateurs? Autre option encore: évaluer non pas les jeux de données individuels, mais les services fournis par les plateformes. Combien un autre fournisseur demande-t-il pour quelque chose de comparable?
On voit bien que ce calcul est complexe. On pourrait par conséquent également fonctionner avec des forfaits, une pratique tout à fait courante en matière de TVA dans le secteur des banques et des assurances, par exemple, ou pour les revenus d'intérêts et les revenus provenant du commerce de titres. En ce qui concerne la mise en application, Philip Frey n'a pas de recette miracle. Sa conclusion:
A l'Administration fédérale des contributions, la thématique n'est pas à l'ordre du jour. La révision partielle de la loi sur la TVA est entrée en vigueur début 2025, sans aucune référence à ce sujet. «L'AFC analyse toutefois bien entendu les développements internationaux à ce sujet», souffle Ralf Imstepf. Mais il affirme aussi que l'AFC «travaille sur un état des lieux interne». Jusqu'à présent, personne n'est parvenu à trancher sur le caractère imposable de l'activité des plateformes mondiales. La tendance pencherait néanmoins plutôt pour une non-imposition.
Thomas Hug a une opinion différente. Cet expert fiscal diplômé est partenaire chez Deloitte Suisse. En 2020 déjà, il écrivait dans un article que les données sont bien une valeur patrimoniale.
Cinq ans plus tard, il n'a pas changé d'avis. Tout comme les autres spécialistes, Thomas Hug relève cependant une difficulté de mise en œuvre: «Il est compliqué de déterminer la valeur des données pour le calcul de la TVA». Mais il conclut tout de même:
Si l'administration fiscale devait un jour attester d'une prestation, et donc d'un rapport fiscal, le sujet devrait passer devant un comité d'experts. Et éventuellement faire l'objet d'une consultation publique ultérieure. Ensuite, la Confédération pourrait publier son interprétation. «A partir de là, les plateformes de médias sociaux devraient payer la TVA», explique Imstepf. Il faudra toutefois attendre 2026 pour que l'AFC puisse se prononcer.
Indépendamment de cela, des membres du Parlement fédéral ou des initiants pourraient prendre le taureau par les cornes et tenter de clarifier la situation. Quant à savoir si cela est opportun au vu de la situation géopolitique actuelle, c'est une autre histoire.
Traduit et adapté par Valentine Zenker