C'est à Genève, dans son bureau de Rosie & Wolfe, la jeune maison d'édition qu'il a fondée en 2022, que nous retrouvons Joël Dicker. Un espace lumineux et meublé avec goût, où les dessins et les photos de famille côtoient le tableau d'un requin (!), des coupures de presse et des livres - beaucoup, beaucoup de livres. Un bureau qui semble, en fait, sorti tout droit d’un de ses romans.
Depuis notre dernière rencontre, l'an dernier, le romancier suisse prolifique de 39 ans n’a pas beaucoup changé. Même sourire franc, même Nike Jordan aux pieds. Ah si, tout de même: il a troqué le pull bleu marine pour une jaquette grise. Et, évidemment, il y a son nouveau roman. Présenté (un peu à tort) comme de la littérature jeunesse, La Très Catastrophique Visite du Zoo retrace les mésaventures de la jeune Joséphine et de ses camarades d'infortune. C’est un livre rafraîchissant, émouvant, et dont la portée est universelle, comme nous l’a expliqué son auteur.
On sent que vous vous êtes beaucoup amusé en écrivant La Très Catastrophique Visite du Zoo, qui est truffé de jeux de mots. «Père Vert» au lieu de «pervers», faire «des amandes honorables» au lieu d'«amende honorable»... Vous vous souvenez peut-être d’un mot que vous épeliez mal quand vous étiez jeune et dont vous avez découvert le sens plus tard ?
Il y a une expérience qui m’a marqué pendant très longtemps. On mangeait une fondue en famille, je devais avoir quatre ou cinq ans. Je trempe un morceau de pain dans le fromage, je le laisse refroidir dans mon assiette. Et là, la personne à côté de moi me dit:
Pendant des années, j'ai donc été convaincu que le caoutchouc était à base de fondue. Suffisamment pour que le jour où j’ai compris, je me dise: «Wow». (Rires)
Wow. En restant sur le thème de l'enfance... Dans vos romans, on retrouve souvent des personnages qui éprouvent des difficultés à s’intégrer dans le système scolaire classique. Pourquoi cet attachement aux «écoles spéciales», comme vous les appelez?
C’est une façon de parler de la différence et de notre manière de définir tout qui n’est pas comme nous. C'est aussi important pour moi de parler de l'école, dont on a tendance à oublier l'impact énorme sur le développement. On se dit que ce n'est qu'un «passage obligatoire» de la vie. Selon moi, ce n’est pas comme ça qu’il faut l'envisager.
C'est pour cette raison que j’en parle souvent dans mes livres et que je m’interroge sur la place prépondérante de l’enfant dans la société.
Vos romans sont aussi peuplés de profs fantastiques, ainsi que d’autres, parfaitement détestables. Vous vous souvenez de ceux qui vous ont personnellement marqué?
(Rires) Bien sûr! L’école est un microcosme extraordinaire de la vie. Chacun, les enfants, les parents, les enseignants, doit faire un effort. Pour l’enfant, c’est un moyen de comprendre qu’au fil de sa vie, il va faire des rencontres parfois stimulantes, parfois beaucoup moins. J’ai évidemment eu des profs que j’ai adorés, d’autres que j’ai détestés.
C’est grave de détester certains profs?
Dans tous les cas, ce sont des moments qui vous construisent. Les profs avec qui je ne me suis pas du tout entendu, par exemple, mais avec lesquels j'ai tout de même réussi à apprendre des choses et à arriver au bout de l’année, j'en ai retiré quelque chose.
C’est votre premier livre jeunesse…
Je précise que c’est un livre qui, comme tous mes romans précédents, s’adresse avant tout à mes lecteurs. Plutôt des adultes en général, même si j’ai un lectorat qui commence autour de l’âge de 12 ans. La Très Catastrophique Visite du Zoo, c'est du partage.
Parler à un public plus large, c’est plus facile que d'écrire pour les adultes, ou au contraire, vous avez dû vous gratter le crâne une fois ou deux?
Ce qui m’a toujours frappé quand je vais signer en librairie, c’est à quel point mes lecteurs sont différents. Quand j'écris, je suis incapable de penser à un lecteur type. Des hommes, des femmes, des gens qui pensent comme ci, des gens qui pensent comme ça, ceux qui lisent un livre par an et d’autres qui lisent un roman par jour… Pour La Très Catastrophique Visite du Zoo, je n’ai pas dû faire des contorsions de l’esprit. Je me suis rendu compte que ça m'amusait d’avoir des narrateurs enfants. Il leur faut une narration différente.
C’est-à-dire?
On a tendance à croire ce que disent les enfants, parce qu'ils sont très francs. Quand un enfant dit à une dame «Vous êtes très vieille» ou «Vous êtes très moche», des choses très crues, on l'accepte plus facilement. J’ai trouvé que c’était un moteur de narration intéressant.
Je voulais quelque chose de drôle, de tendre, de lumineux. J’ai souvent des parents qui me demandent lequel de mes livres je leur recommanderais pour un enfant de 11 ou 12 ans. Et je suis souvent très emprunté...
Oui, à cet âge, les sensibilités sont assez différentes.
Exact. J’ignore à quoi sont exposés les enfants aujourd’hui avec leur téléphone. Dans mes romans, même si ce n’est jamais très poussé, il y a du sang et de la sexualité. Ce livre, en revanche, les adultes pourront le placer sans réfléchir entre les mains d'un jeune de 12 ans, d’un neveu de 16 ans qui n’aime pas lire, d'un voisin, d'un collègue qui n’a pas touché un bouquin depuis 30 ans ou encore d'un grand-papa à la retraite qui lit tous les jours… Mais ça, je m’en suis rendu compte une fois que le livre était fini. Je ne l'ai pas écrit en pensant à ça.
Le polar, c’est fini?
J’ai envie de me renouveler. C’est important. Je reviendrai au polar, parce que j’adore ça, mais je veux construire mon œuvre avec ce qui me plaît sur le moment. Ça s’appelle l’authenticité.
Puisqu'on parle d'authenticité.... Dans ce livre, vous vous attaquez à des notions «sensibles» en 2025: l'inclusivité, la démocratie, la diversité… Vous avez abordé ces thèmes avec la même décontraction?
Avant d'être des sujets «sensibles», pour moi, ce sont surtout des sujets évidents. La démocratie, par exemple.
J’ignore quel était le taux de participation aux votations de ce week-end, mais, en Suisse, il tourne généralement autour de 35%. Une personne sur trois est allée voter! Deux personnes sur trois ont décidé de laisser ce soin aux autres! Ça m’inquiète beaucoup. Ce n’est pas anodin de ne pas voter. On a tellement de chance de vivre dans une démocratie, l’avènement d’une grande liberté individuelle au fil du temps et des siècles. La question de la différence est aussi très importante. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, de plus en plus, on n’a plus le droit d’exprimer, de raconter, d’avoir une opinion ou une façon d’être soi-même qui est différente.
Vous pointez un coupable à la fin du livre: les réseaux sociaux et leurs algorithmes «diaboliques».
Le but des réseaux sociaux, ce qui leur confère une valeur financière, c’est de créer de l’engagement. L’engagement s’obtient souvent en lançant une polémique. Tout ce qui n’est pas polémique n’est pas intéressant pour les réseaux sociaux.
C'est aussi le cas pour les médias, d’ailleurs.
En effet. L’écrivain Giuliano da Empoli a très bien pointé cela dans son essai, Les ingénieurs du chaos. Il explique très bien comment, quand on cherche une vidéo sur YouTube, ce sont les contenus polémiques qui ressortent en premier. Si on veut en apprendre plus sur le système solaire, par exemple, plutôt que de tomber sur des contenus géniaux de la NASA, le moteur favorisera les vidéos complotistes qui affirment que la Terre est plate et qu’on nous ment. C’est le problème des algorithmes.
On vous sent inquiet.
Nous ne devons pas oublier de penser par nous-mêmes. Ce qui nous permet de déceler et de comprendre ces fake news, c’est la lecture. Pas seulement parce qu'elle nous confère un savoir, mais aussi parce qu'elle habitue notre cerveau à travailler et à nous dire: «Attends, il y a un truc qui cloche».
J’ai été interpellée par le message que vous adressez au lecteur, à la fin du livre, très accusateur envers les réseaux sociaux. Un véritable cri du cœur. En treize ans, vous vous êtes tenu à l’écart de tout ce qui est politique. Vous vous sentez l’envie de vous engager davantage?
C’est marrant, parce que je n’ai pas l’impression d’être plus engagé maintenant, au sens politique du terme. Pour moi, l'engagement politique est important comme on le concevait pendant la Grèce antique: on s'impliquait dans les «affaires de la cité», on était citoyen actif, on votait, on se comportait comme les garants de la démocratie.
Je crois que le romancier se doit surtout d'être un observateur, de raconter ce qu’il voit, et qu'il ne peut pas commenter les évènements de l’actualité. Un écrivain a besoin de distance. Le 11-Septembre et son impact sur le monde, on ne pouvait pas le déterminer le 12 septembre, ni même le 30 décembre. Il a fallu une décennie, voire vingt ans, pour en faire une lecture.
Vous vous sentez donc plus comme un historien?
Un observateur. Un auteur doit fournir des outils au lecteur. Il ne doit pas être dans le dogme ni dans le jugement. On doit être neutre. Le but n’est pas de dire au lecteur pour qui voter, mais de l'encourager à voter. Les lecteurs font ce qu'ils veulent.
En parlant d'une grande démocratie que vous connaissez très bien… Comment avez-vous vécu les élections aux Etats-Unis, l’automne dernier?
Je ne peux pas commenter une élection que tout le monde a suivie et dont tout le monde connait le résultat. La réponse est inintéressante et c'est trop proche, justement. En revanche, les Etats-Unis sont un bon laboratoire pour anticiper les évènements - même si ce pays n'est pas aussi proche de nous que ce qu’on est tenté de penser. On ne peut pas se comparer. Toutefois, ce qui demande réflexion, c’est à quel point ce pays est devenu ultra-divisé, ultra-polarisé. La question n’est pas de dire si on est pour ou contre un candidat ni de réfléchir à la place des Américains.
Dans La Très Catastrophique Visite du Zoo, vous faites dire à l'un de vos personnages que l’on «vit dans un monde où les gens ont oublié de se comporter correctement». Vous le pensez vraiment?
Bien sûr que je le pense. Sur les réseaux sociaux, on s'insulte, on ne se respecte pas. Il n’y a qu’à voir les commentaires sous n’importe quel article en ligne. Les gens sont complètement fous. On est complètement fou. Je ne m’exclus pas, même si je n’en suis pas encore à commenter vos articles (Rires). Mais on ne peut pas regarder en retrait en se disant: «Ce sont les autres». C’est nous. Notre pays, notre démocratie. On a tous une part de responsabilité.
(La Très Catastrophique Visite du Zoo aux Editions Rosie&Wolfe, 256 pages, sera sur les rayons des librairies dès le 4 mars 2025.)