Quatrième étage, la porte s’ouvre. Serhii et Larysa, leurs filles Sofiia et Olexandra, reçoivent dans un trois-pièces du quartier des Eaux-Vives, à Genève. La table est dressée. Une carafe de sirop de grenadine, une bouteille de whisky. Bientôt arriveront la salade, le plat de tranches de porc, celui de pommes de terre cuites au four et leur fromage blanc à l’aneth. La télé est allumée pour quelques minutes encore sur la chaîne 1+1, «là où Zelensky a fait ses débuts comme humoriste», précise Sofiia, 18 ans, l’aînée des deux sœurs, qui assurera la traduction pour ses parents.
Ce vendredi soir, à l’approche du 24 février marquant les trois ans de l’entrée des chars russes en Ukraine, une famille va raconter la guerre, le départ en Suisse, les blessures du père au combat, le quotidien loin du pays, l’espoir du retour. Entre sourires et mines graves, récit d’une vie bouleversée.
Larysa, la mère:
La nuit, les Russes avaient pénétré en Ukraine par le Nord et par l’Est. Au petit matin, ils étaient aux portes de Kiev, butant sur la résistance de l’armée ukrainienne. La famille N., le nom de nos hôtes, que nous garderons anonyme, habite la capitale. Les parents sont tous deux moniteurs d’auto-école.
Serhii est parti travailler, comme d’habitude: «J’ai fait passer l’examen de conduite à un élève conducteur.» Larysa, la tête aux provisions, est allée faire des courses, «beaucoup de conserves» et «une cartouche de cigarettes», raconte-t-elle, riant de cet achat à la fois dérisoire et essentiel. Son mari avait 51 ans, elle en avait 45. Leur existence basculait.
«Dans les six mois précédant l’invasion, tout le monde, en Ukraine, parlait de la guerre, pensait que Poutine viendrait, en espérant que cela n’arriverait pas», rapporte Larysa. «On avait préparé un petit sac avec tous les documents», au cas où il faudrait partir dans la précipitation.
Ce qui arrive. Direction leur maison de Pysarivka, un village d'une centaine d’habitants, situé au sud de Kiev, à 1h30 en voiture. Arrêt provisoire sur la route de l'exil. Le 5 mars, c’est le grand départ. Pour la Suisse. Sofiia, c'est un peu un hasard, a un contact à Carouge dans le water-polo, sport où elle excelle. La mère de Larysa décide de rester en Ukraine, avec le chat. Celle de Serhii n’a pas voulu quitter Kiev. Les pères des deux parents ne sont plus de ce monde.
Un voyage éprouvant de quatre jours commence. A sept dans une voiture, la famille N. plus une autre femme accompagnée de son fils et sa fille, le coffre plein du nécessaire, ils roulent vers la Hongrie. Ils sont arrêtés plusieurs fois en route par des soldats ukrainiens traquant armes et explosifs.
Pour Serhii, le trajet prend fin à la frontière hongroise. Il s’en va rejoindre l’armée, «pour défendre [son] pays». «On a dit ciao à papa.» Jeune icône ukrainienne, rousse aux yeux bleus, l’accent slave délicieux, Sofiia, majeure depuis peu, effleure ce souvenir particulier.
Une longue route reste à faire. Larysa et ses deux filles prennent le train pour Budapest. Passent une nuit sur place. Le lendemain, munies de vivres et de tickets de transport fournis par de généreux bénévoles, elles embarquent pour Vienne. Arrivées dans la capitale autrichienne, elles ne savent pas où dormir, appellent des hôtels. Une réfugiée tchétchène, femme providentielle, les reçoit chez elle. Au petit matin, départ pour Zurich. Sofia arrive en retard sur le quai. Les portes électriques des wagons sont déjà closes.
A leur arrivée à Carouge, Larysa, Sofiia et Olexandra sont conduites dans un centre sportif aménagé pour l'hébergement des réfugiés. Peu après, elles rejoignent une famille d’accueil. Deux mois plus tard, l’Hospice général les loge dans l’appartement des Eaux-Vives où nous nous trouvons ce vendredi 21 février.
En 2014, lorsque des combats éclatent dans le Donbass entre les forces ukrainiennes et les séparatistes pro-russes soutenus par Moscou, Serhii veut aller se battre. L’armée refuse. Mais en cette année de guerre 2022, le pays a besoin de lui. Intégré à une «unité spéciale» de l’infanterie, promu chef d’équipe, il est déployé à une trentaine de kilomètres de Tchernobyl, près de la frontière biélorusse. Puis à Klishchiivka, dans le Donbass, non loin de Bakhmout, lieu d’une bataille acharnée perdue par les Ukrainiens.
Son unité enregistre de nombreuses pertes humaines. Le 29 novembre, il est gravement blessé par des éclats d’un tir de mortier. La jambe, l’estomac, la cage thoracique et la main sont touchés côté gauche. Il passera huit mois dans différents hôpitaux. S’absentant provisoirement de Suisse, sa femme et ses filles lui rendront une visite durant sa longue convalescence.
En octobre 2023, enfin remis sur pied, Serhii retrouve Larysa, Sofiia et Olexandra à Genève. Il porte des séquelles. Des douleurs qui le prennent lorsqu’il reste assis trop longtemps. L’automne dernier, il a dû aller deux fois à Kiev afin d’établir qu’il n’est définitivement plus apte au combat. Apprendre la chute de localités ukrainiennes au profit des Russes lui fait l’effet de «doigts coupés», dit-il, joignant à ses propos un geste de la main. Que pense-t-il des Russes? Il réfléchit.
Le monde change et Serhii est loin de chez lui, aidant sa femme dans les tâches quotidiennes. Pendant ce temps, Trump négocie avec Poutine. Il veut croire que tout n’est pas perdu.
«Les Européens ont mis trop de temps à nous venir en aide. Mais j’espère qu’ils vont s’unir, ce n’est pas trop tard», ajoute-t-il. Sa fille Sofiia en est moins sûre. Inscrite à l’école de commerce André-Chavannes dans le quartier de Balexert, parlant un bon français appris rapidement, elle tient le rôle dévolu aux aînés des enfants dans les familles exilées ne parlant pas la langue du pays d'accueil, celui, si peu naturel à son âge, du chef.
Fuyant les discussions d’adultes, Olexandra, la sœur cadette âgée de 9 ans, en sixième primaire, est sortie promener Charlie, une petite chienne appartenant à une amie de la famille.
«Ces derniers mois, on s’est douté que ça tournerait comme ça avec Trump», intervient Larysa, la tête baissée, comme abattue, elle qu'on dit d'habitude si gaie. «Pourtant, Trump, avant, on pensait que c’était un ami.» Serhii la coupe:
Un «ami», mais pas au point de considérer avec lui que Zelensky est un «dictateur». «Un dictateur?», s’étranglent Serhii et Larysa, à nouveau réunis.
En 2019, méfiants face à l'«ancien comique» Volodymyr Zelensky, ils avaient voté pour son adversaire, le président sortant Petro Porochenko, élu cinq ans plus tôt après la destitution du pro-russe Viktor Ianoukovytch, tombé lors de la «révolution orange», à laquelle le couple N. n’a pas participé.
Olexandra est de retour de promenade avec Charlie et un petit garçon prénommé Malik, rencontré dans la cour de l’immeuble, où résident plusieurs familles ukrainiennes réfugiées. Lui-même vient d’Ukraine. Tout comme Rostam, le petit copain de Sofiia, 18 ans également, originaire d’Odessa, qui n’est pas là ce soir.
Sofiia et Rostam sont des passionnées de tatouages. Ils en font tous les deux. Elle en porte plusieurs. «Vous voulez voir ma chambre?» Manière de faire partager son univers. Elle peint et dessine. Des personnages fantomatiques qui font penser au film d'horreur Scream ou encore au célèbre tableau de Munch, «Le Cri». Voici Lola et Sola, deux rates dans une cage arrivées au bout de leur vie, en liberté quand il n’y a pas de visite. Accrochés au mur, deux gants de boxe. Le sport actuel de Sofiia. Elle aimerait étudier le droit. A l’école, certains de ses camarades de classe ignorent tout de la guerre en Ukraine, quand ils ne s'en fichent pas complètement. «C’est parfois un peu dur à vivre», dit-elle.
Sofiia s’imagine rentrer un jour prochain en Ukraine avec ses parents et sa petite sœur. Avant 2014, l’année où la Russie a annexé la Crimée, l’Ukraine, indépendante depuis 1991, vivait en grande partie à l’heure russe. L’école était en russe, l’orthographe des prénoms et des noms de famille était russe, la télé passait des films russes. «On parlait indifféremment le russe et l’ukrainien», raconte la fille aînée de Serhii et Larysa.
Sofia émet une hypothèse sur les raisons de la guerre:
Le repas est terminé. Tout le monde se lève de table. Larysa montre des tableaux qu'elle a peints, des chats ornés de motifs folkloriques ukrainiens. Serhii sort d’un coffret ses médailles témoignant de sa bravoure au combat. Il serre fort sa petite dernière Olexandra dans ses bras.