Comme en témoigne l’arrestation d’un expert automobile apparemment sans histoire, en Suisse, le secteur est gangréné par des pratiques frauduleuses. Ancien conseiller communal et inspecteur au Touring Club Suisse (TCS) dans le Seeland bernois, cet homme, décrit comme un père de famille plutôt discret, a été interpellé le 25 octobre 2023 dans le cadre d’une opération intercantonale.
En effet, cet homme, jusqu’alors irréprochable, aurait été impliqué dans une fraude massive. L’enquête réalisée par le parquet de Zurich a révélé qu’il aurait validé de manière fictive 1332 véhicules en mauvais état entre 2010 et 2023, en échange de pots-de-vin ou d’avantages financiers. Selon le ministère public zurichois, l’affaire implique «près de 30 suspects âgés de 28 à 61 ans», originaires de Suisse, de Syrie, d’Irak, du Pakistan, du Sri Lanka, de Turquie et de Slovaquie.
Parmi eux figurent un expert automobile, plusieurs concessionnaires et des propriétaires privés. Ces actes auraient eu lieu dans les cantons de Soleure, Berne, Argovie et Zurich. On a également appris, en décembre, que le parquet soleurois aurait négligé d’enquêter pendant plusieurs années. Mais ce n'est pas tout puisqu'une employée administrative du TCS pourrait aussi être impliquée. L'enquête sur ces véhicules endommagés lève le voile sur un système bien huilé.
Le commerce des véhicules d’occasion attire de plus en plus de réseaux criminels. Les garagistes respectables se plaignent de la concurrence déloyale de ces acteurs douteux. Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS), le nombre de concessionnaires automobiles est passé de 1230 en 2011 à 2008 en 2022, soit une augmentation de 63%. Les effectifs à temps plein ont suivi une tendance similaire, passant de 2840 à 4 356 employés, une hausse de 53%.
En comparaison, le nombre de voitures immatriculées en Suisse n’a augmenté que de 13% sur la même période, atteignant 4721 millions en 2022.
Pourquoi un tel écart entre la croissance des concessionnaires et celle des voitures? Pour les professionnels du secteur, la réponse est simple, la Suisse est un «paradis pour le blanchiment d’argent».
Selon un autre professionnel, les nouveaux venus dans le secteur achètent des garages après seulement deux ans d’activité, une prouesse financière difficilement explicable sans recours au blanchiment. «L’argent de la prostitution et du trafic de drogue transite par les voitures avant d’atterrir dans l’immobilier», poursuit un vétéran du secteur. Certains concessionnaires exposent des centaines de voitures, une situation impossible à financer légalement. Les criminels investissent ensuite dans des immeubles, souvent rénovés au noir par des ouvriers étrangers venus temporairement pour des salaires dérisoires afin que l'argent soit blanchi.
Ces réseaux corrompent également les vendeurs des grandes concessions. «Ils offrent entre 200 et 500 francs par voiture pour obtenir des prix avantageux», révèle un fin connaisseur. Ces voitures sont souvent revues à la va-vite et sont «seulement maquillées pour paraître en bon état», explique un garagiste. Résultat, les professionnels honnêtes peinent à accéder au marché des occasions, dominé par ces acteurs peu scrupuleux. Ce qui ne semble pas intéresser les autorités fiscales suisses.
Un autre stratagème consiste à fournir une facture surévaluée pour les véhicules vendus. Par exemple, un client achète une auto pour un prix inférieur à celui indiqué sur la facture. Cette différence permet au vendeur de blanchir de l’argent, tout en augmentant artificiellement la valeur assurée du véhicule. Une autre technique consiste à installer des pièces neuves pour réussir le contrôle technique, avant de les démonter ensuite pour revendre le véhicule à un prix élevé.
Les grands groupes automobiles favorisent également ces pratiques. Ils vendent leurs véhicules d’occasion via des enchères en ligne réservées aux garagistes. «Ceux qui remportent ces enchères payent souvent des prix exorbitants, impossibles à rentabiliser légalement», explique un garagiste.
Les compagnies d’assurance ne sont pas en reste. Un exemple: un automobiliste en Suisse détruit sa Ferrari à 300 000 francs. L’assurance récupère l’épave, qu’un acheteur étranger, par exemple en Pologne, rachète pour 30 000 francs. Cette même voiture est ensuite «clonée» en utilisant les données d’un véhicule similaire volé en Allemagne. Elle est alors revendue en Suisse sous une fausse identité.
Ces pratiques douteuses peuvent avoir des conséquences graves. En mai 2021, sur l’autoroute A1, la roue avant gauche d’un Land Rover s’est détachée. Heureusement, le conducteur a pu éviter un accident. Le véhicule provenait d’un garage albanais lié à un réseau criminel.
Pour un garagiste expérimenté, la solution passe par une inversion de la charge de la preuve: les vendeurs doivent prouver la légalité de leurs revenus. Ce modèle est utilisé en Italie pour lutter contre la mafia et pourrait inspirer la Suisse. Actuellement, ce sont les autorités qui doivent démontrer l’origine illégale des fonds. Une approche qui, selon certains, favorise l’impunité des criminels.
(Traduit et adapté par Chiara Lecca)