Voilà, c'est fini. Les votes sont clos, les résultats sont (presque) tous tombés, je peux enfin ouvrir ma gueule. Je vous pose le contexte? D'accord.
Mon mec était l'un des candidats PLR pour le canton de Vaud. Et depuis qu'il a annoncé sa candidature, des mois en arrière, j'ai dû faire un truc inédit: me la coincer et sourire. Bêtement, parfois, face à des camarades politiciens qui se sont montrés, pour certains, très cons. Et parce qu'en tant que «meuf de» et de surcroît journaliste, on attendait de moi «de la réserve». Bref, en ce dimanche d'élection, alors que les derniers retardataires ont déposé leur enveloppe de vote... J'AI ENFIN LE DROIT DE L'OUVRIR. Ma gueule, la bouteille de champ', la boîte de Pandore. Woohoo!
Mon mec, journaliste depuis 20 ans, rédacteur en chef de plusieurs médias, change de bord. Professionnellement, j'entends. Il s'est déclaré candidat pour le Conseil national. «Ça fait quoi d'être avec quelqu'un qui se lance en politique chez les PLR?», vais-je entendre pendant des mois. Mmhh, je m'en fous. C'est pas mon parti préféré, mais Monsieur a d'autres qualités. En fait, qu'il rejoigne les Verts, le PS ou le PLR, ça m'est égal, le monde politico-médiatique me fascine autant qu'il m'exaspère. J'aurais juste pas voulu qu'il choisisse l'UDC parce que j'ai une âme quand même.
Rembobinons. Avril 2022, en vacances au Costa Rica. En sirotant des bières après une session de surf, mon mec me balance «faut que je te dise un truc». Merde, quoi. QUOI?! Il va me quitter au coucher du soleil?! Le salaud.
Ah. Euh, rien. Enfin si, «bravo!». C'est bien ça qu'il faut dire? Oups. En fait, ce n'est pas l'aspect politique qui m'inspire le plus. «Tu veux... visiter Berne plus souvent? Porter des chaussures en cuir qui couinent? Avoir un AG première classe payé par le peuple?» Il doit se dire que l'apéro sur une plage n'est pas le meilleur moment pour aborder le sujet, il retentera le lendemain.
Après avoir été réveillés par des singes, des toucans, des lions ou que sais-je, devant un café, il me repose la question. Ma réponse est la même, sauf que, n'étant pas du matin, ça ressemble à «Kkkhhmmhh...Oui. Y a encore du café?» Il se demande si je suis vraiment d'accord, si je comprends seulement l'implication que ça pourrait avoir sur nos vies. «Oui, tant que t'essaies pas de me faire déménager à Berne, parce que je préfère me crever les yeux, vas-y, fonce!»
Il s'en doutait, il connaît mon (sale) caractère, mon attitude détachée (sauf pour les sujets capitaux, comme «les gens qui mélangent le ketchup et la mayo sont-ils nécessairement des gros dégueulasses?»), mais il est quand même soulagé.
Je le réalise des mois plus tard, ce n'est pas lui que je dois convaincre. Dès l'annonce officielle, ce sont ses camarades de parti qui me demandent, inlassablement, si «ça va, c'est pas trop dur de ne pas le voir beaucoup?». Euh, vous vivez dans quel monde? Ou plutôt, dans quel siècle? Cassez-vous tous à Berne et laissez-moi mater Netflix avec mon chat.
Ah, il y a quelqu'un d'autre que je vais devoir convaincre que tout va bien, que ça ne change rien. Ou en tout cas, que ça ne changera pas sa fille. Mon père. «T'es instrumentalisée par la droite, Margaux! Tous pourris!» OK, Papa. Français expatrié en Suisse depuis 35 ans, fils d'ouvrier, de gauche, du genre à mettre L'Opportuniste de Jacques Dutronc très fort juste pour emmerder les voisins.
Etre «la meuf d'un candidat», c'est même rigolo parfois, surtout quand mes collègues s'écharpent en séance, sur le sujet «journaliste et politicien, est-ce bien déontologique?», et que mon chef me regarde ricaner dans mon coin. Ou quand un confrère de Blick veut écrire un papier, car j'ai l'outrecuidance d'apparaître sur une photo de mon mec sur Facebook, légendée «merci à mon comité de soutien» (je n'en fais pas partie, j'étais passée dire coucou). Que les collègues et les confrères écrivent ce qu'ils veulent sur lui, le PLR, la faim dans le monde, la fin du monde, balek.
Moi, je me réjouis surtout que son nouveau statut me permette de m'incruster dans des soirées où les «costards bleus» ont l'impression d'avoir inventé la roue et le capitalisme. D'ailleurs, très vite, ça démarre. Au printemps 2023, les invitations à leurs petites sauteries commencent à tomber.
Allez, départ. Je vais vite le découvrir, je suis un accessoire. Comme une jolie cravate assortie à un costume bleu. Un accessoire n'a pas de nom, pas de passion, pas de métier. Je n'ai aucune aigreur face à ce principe désuet, dans ce cadre précis, ça va au contraire me permettre, sous couvert d'être une simple «femme de», d'ouvrir grand mes oreilles et de leur tailler des costards. «Tcheu, elle a de la répartie, ta grandasse!». Oui, pour un camarade de mon mec, «la grandasse», ça deviendra mon blaze (pourquoi se faire chier à retenir mon prénom?). J'y reviens dans quelques paragraphes.
Ça peut sembler futile (j'aimerais vous y voir), mais la question de savoir comment on se fringue pour ce genre d'occasions finit par me tarauder. Comment montrer qu'on sait qu'on a rien à foutre ici, sans tomber dans le cliché de «j'ai sorti le foulard rouge pour faire genre je suis une communiste infiltrée»? Comment être chic mais pas trop, décontractée, mais pas trop, cool mais pas trop? Et surtout, un peu passe-partout, mais pas invisible?
Mmh, il est drôle. Rester moi-même, ce serait enfiler un jeans et aller traîner en terrasse plutôt qu’à cette «soirée de gala» à Villeneuve. Bon, j'ai pas l'air, mais je me réjouis d'y aller. S'envoyer des petits fours en écoutant des gens débiter des conneries sur le fait qu'il faut baisser l'imposition des entreprises, c'est comme aller au théâtre.
La question des fringues passionne deux de mes collègues, qu'on appellera Brad Pitt et Paris Hilton (pour leur ressemblance troublante avec les vraies stars américaines). Une séance sur «que doit porter Margaux» s'improvise.
Oui, j'ai ça, à environ 150 exemplaires, mais non, on a dit «semi-invisible», pas «cagole du Nord-vaudois». Next.
On a bu douze cafés, je ne sais toujours pas quoi mettre, et c'est demain. Merci Brad et Paris. Si j'ai l'air d'avoir fait trop d'effort, j'aurai l'air d'une plouc. Si j'y vais trop décontractée, j'aurai l'air d'une plouc. Rappelons que je suis un accessoire qui doit se fondre dans la foule. «Discrète, mais charmante, gnagnagna.» Plutôt Kate Middleton que Meghan Markle (en toute modestie). Une bête robe noire enfilée à la hâte et une paire d'escarpins à la main, je cours rejoindre mon mec qui m'attend en double file depuis un quart d'heure.
A peine arrivés, je comprends que j'ai fait une grossière erreur. La «soirée chic» a lieu dans une zone industrielle de Villeneuve, une espèce de halle à l'acoustique dégueulasse qui fait aussi salle de gym. Le parking est un terrain caillouteux et poussiéreux. C'est moins rutilant que dans mon imagination. C'est donc ça, le parti de l'économie? C'est littéralement faire des économies, leur mantra? Pourquoi ne s'entendent-ils pas mieux avec le POP.
Un peu stressée de me retrouver ainsi en décalage avec «l'ambiance» ici, j'écris à Brad Pitt.
Mon collègue tarde à répondre, je suis obligée de lâcher mon téléphone et d'aller serrer quelques mains et me faire claquer des bises humides.
Il y a notamment un type, candidat au national, qui salue mon mec et lui demande «c'est ta nana?» Je suis juste à côté. Oui, en 2023, apparemment, on peut encore s'adresser au mec de la «nana» en parlant d'elle à la troisième personne, devant elle. Et en l'appelant «ta nana» ou, mon préféré, «ta grandasse». Mais celui-ci, jamais devant moi. Courageux, mais pas téméraire.
Une bise humide qui accompagne un regard douteux, un scanner de la tête aux pieds. Vite, un verre de blanc.
Vient l'heure des discours à la gloire du PLR, qui me donnent envie de m'envoyer la bouteille cul sec. Histoire de m'occuper les mains, je vais me chercher à manger. Là encore, c'est à l'image de la soirée.
Plus tard, c'est un UDC qui entamera la conversation, d'un ton légèrement condescendant: «Alors, c'est comment de se retrouver dans une soirée de soutien politique?». Sans se rappeler qu'on se connaît. Je l'ai eu à plusieurs reprises au micro quand je travaillais en radio. Au secours. Le DJ se met à balancer des tubes des années 1980, du genre L'aventurier d'Indochine. On se croirait à une fête de jeunesse dans la campagne yverdonnoise.
Lors de la tombola, hasard cynique, je gagne le premier prix. Une nuit à l'Hôtel des Horlogers quelque part à la Vallée de Joux. Lucky me, le ponte PLR Pascal Broulis joue les guides touristiques et m'explique à quel point cet endroit est magnifique en hiver, sous la neige.
D'accord. On se casse? Départ. On finira la soirée dans un bar lausannois, en rejoignant des amis qui se marrent et s'offusquent de ce qu'on leur raconte de ce «gala du PLR» qui a coûté la modique somme de 90 balles par tête. On se fera un McDo avant d'aller se coucher, on n’a pas eu assez à manger.
Si ces petites sauteries sont parfois distrayantes, à mi-chemin entre la pièce de théâtre et l'étude sociologique, je finis quand même par passer mon tour. Manger du jambon à l'os, du gratin et des haricots tièdes, le plat servi lors de presque toutes les soirées politiques, ça me rappelle un peu trop la cantine scolaire. Déjà à l'époque, je faisais semblant d'être malade, pour que mon grand-père vienne me chercher et me fasse un truc comestible à manger.
Manifestement, la «grandasse» brille par son absence. Alors qu'à la zone industrielle party, je n'avais rien fait pour sembler sympathique (ni même équilibrée), mon mec me raconte que son camarade qui claque des bises humides, lui demande à chaque soirée pourquoi il n'a pas pris «sa grandasse» avec lui.
Il ne leur a pas transmis le message. Encore moins en ces termes. Il est si diplomate, qu'est-ce que c'est chiant.
Après avoir zappé un certain nombre de soirées, celle de l'UDC Vaud me fait de l'œil. J'espère qu'elle sera à la hauteur de mes clichés. J'hésite à m'y pointer habillée d'un blazer rouge, histoire de leur donner l'occasion de m'appeler «la gauchiasse». Mais je renonce, j'ai peur qu'on me prenne pour une patriote déguisée en drapeau suisse.
A peine arrivés à Thierrens (ça n'allait quand même pas se faire à Lausanne...), un type en costume trois-pièces avec une montre à gousset salue mon mec et... poursuit son chemin. Si, pour pour les PLR quinquagénaires mâles, je suis un accessoire, un chaton qu'on gratte derrière les oreilles, ici, je suis un pan du mur. Un regard noir plus tard à mon mec, qui ricane («tu t'attendais à quoi?»), on entre dans la salle des fêtes. Ça change de l'atroce halle de Villeneuve, mais on sent tout de suite qu'on est dans le parti agrarien. Même les nappes crient «bienvenue à l'UDC». Ça pique les yeux.
Disposées sur les tables, les paroles du cantique suisse et de l'hymne vaudois. D'ailleurs, c'est avec la Marseillaise helvétique (oui, je fais exprès) chantée par toute la salle, qu'on lance les festivités. A l'accordéon, évidemment. Pour le moment, c'est à la hauteur de mes clichés.
Le fait qu'on «oublie» de saluer les femmes n'est pas quelque chose que je dois prendre personnellement. Dans un premier discours, on les zappe carrément, avant de se corriger maladroitement.
Marco Chiesa, le président de l'UDC Suisse, aurait dû être là ce soir. Mais il y a un match au Tessin qui l'a contraint de faire son speech en vidéo. Quelle tristesse, je vais chialer (non). Il cite Churchill et dézingue «la folie woke, que seuls nous, à l'UDC, avons le courage de combattre». A force de hausser mes sourcils, ils vont rester bloqués, c'est con.
A table, sur cette belle nappe à soleils, j'engage la conversation avec un partisan UDC, qui me raconte que «c'est un scandale, à l'école, ils sont en train de supprimer l'histoire biblique au profit de l'histoire des religions». Je lui réponds que c'est, à mon avis, une bonne chose qu'on explique aux enfants, dès le plus jeune âge, à ne pas avoir peur des autres, si différents soient-ils.
Je lui fais remarquer que c'est justement le fait de n'enseigner que la Bible qui est une façon d'endoctriner les enfants, et que de toute façon, je suis pour un Etat laïque. «C'est ça oui, et dans dix ans, ils vont raser nos églises, je te le dis». Vite, un verre.
Les discours empreints de sagesse s'enchaînent. Ça tape sur la folie woke, mais aussi sur le communisme (n'ayons pas peur des mots). Et sur les journalistes.
Ah tiens, après Villeneuve (et sans doute plein d'autres soirées ultra fancy que j'ai séchées), Pascal Broulis est à nouveau là. Alliance vaudoise oblige. L'union des drouâtes et du centre.
Sur l'estrade, l'ex-conseiller d'Etat PLR en charge des finances vaudoises assure vouloir aller à Berne «à 99% en voiture». C'est vrai, pourquoi se faire chier à utiliser l'AG première classe offert par le peuple?
Bon, on a beau ne pas être d'accord sur un nombre considérable de sujets, au moins, la bouffe est bonne. «Regarde, je fais pas que râler, j'aime bien la fondue bourguignonne», dis-je à mon voisin de table. «Ah, la Française, c'est une fondue vigneronne!», me lance-t-il en souriant. Je lui rends son sourire. C'est de bonne guerre.
Croyant qu'il plaisante pour alimenter ma check-list de clichés, je n'y prête pas attention. Erreur. Sur l'estrade, un type commence à jutzer. Et navrée, mais quand on n'a pas l'habitude, ça désarçonne. J'essaie de camoufler un rire nerveux en petite toux et cherche désespérément le regard de mon mec, mais il rit de me voir en panique.
C'était cliché, mais c'était pas si pire. Quelques bises humides plus tard (mais moins qu'à Villeneuve vu que la plupart des partisans ne saluaient que mon mec), on file, on se lève tôt le lendemain pour aller à une... désalpe. Encore un truc inédit où je vais avoir l'air d'une conne des villes.
Les vaches, c'est pas trop mon truc. Et ça n'est pas en leur mettant des fleurs dans les cheveux que ça change quoi que ce soit. Au mieux, on dirait des influenceuses à Coachella avec des marguerites en plastique sur la tête.
Bref, donc les vaches. A la montagne. Faut mettre quoi, des chaussures de rando? «Quand même pas, on sera dans le village», me dit mon mec, qui doit s’y rendre pour montrer sa tête. Bon, alors des bottines à talons, parce que je n'ai pas d'entre deux, me jugez pas.
Il est 9h10 et le parking, cette fois, c'est un champ. Enfin, un truc herbeux un peu en pente. Une lande? Peu importe, un sol pas adapté à mes bottines (no comment). Les bénévoles sont des gosses du village, 16-17 ans à tout péter, bière à la main.
Pendant que mon mec installe des affiches, j'erre dans la rue principale. Une dame engage la conversation. «C'est votre mari?» On n'est pas mariés, mais disons que oui, flemme de m'engager dans une explication sur ma vision pas romantique du mariage. Elle me dit qu'elle vient du Canada, et qu'elle vivait à Manhattan avant de s'installer en Suisse. Hell yeah, enfin une urbaine. Les troupeaux défilent et repeignent la rue de bouse. J'ai des éclaboussures plein les godasses. Vite, un verre. De retour à la maison, j'asperge mes chaussures de produit pour les vitres et espère que l'odeur n'a pas eu le temps de s'imprégner.
Après des mois de soirées de soutien, de brunchs PLR, de désalpes salissantes et de l'éternel «ça va, c'est pas trop dur?», ça y est, nous sommes le dimanche 22 octobre, jour d'élections fédérales. «Encore une grasse mat' niquée», me dis-je en courant pour jeter mon bulletin dans la boîte, à la dernière minute, comme toujours. Non, avoir un mec candidat n'a pas changé mes habitudes. La seule chose qui diffère d'un dimanche ordinaire, c'est qu'on passe l'après-midi dans un QG PLR lausannois, rempli de candidats stressés au lieu de zoner devant Netflix.
Les voir passer des coups de fil, s'envoyer du chasselas «pour faire baisser la pression», scroller Twitter, rafraîchir les résultats et mater la RTS en tremblant, c'est comme se retrouver au cœur d'une pièce de théâtre. Encore une fois. Et quelle pièce!
«Non mais c'est pas encore définitif, j'attends les vrais résultats», entends-je une femme PLR dire, cramponnée à son verre de chasselas. «On sait jamais», lui répond son voisin, à deux doigts d'allumer un cierge. Pour mon mec, le suspense est terminé: il n'est pas élu. Du tout. «C'est pas grave, hein?», je lui demande. Il expliquera au micro de Blick que non, ça n'est pas grave, que c'est une expérience, que ça lui a permis de se trouver une famille politique (si jeune et déjà si langue de bois). Il a même cité Chirac, et la Française à mi-temps que je suis est fière de lui.
Il n'est pas celui qui affiche la pire tête d'enterrement. Ils sont tous pendus à leur téléphone, attendant les résultats définitifs. La nuit tombe, le couperet aussi. Le PLR vaudois perd bel et bien un de ses cinq sièges au national. Ouch. Au profit du PS, a priori. Aïe. S'engagent alors les traditionnelles discussions sur les pronostics du 2e tour pour les Etats. «Si Machin fait X voix, et que l'UDC le soutient, tandis que le PS fait ça et que les Verts suivent... Peut-être que ça le fait.» En plus, dans ce QG PLR, il n'y a plus de chasselas. Drama.
Bon, c'était rigolo, cette gigantesque pièce de théâtre, étalée sur des mois. Mais ce soir, je suis contente que le rideau tombe. Jusqu'à la prochaine saison.