Le réalisateur David Cronenberg est de retour dans les salles depuis ce mercredi 30 avril avec un nouveau long-métrage, Les Linceuls, mettant en scène Diane Kruger et Vincent Cassel. Ce 23ᵉ film se distingue-t-il du reste de son oeuvre? Celle-ci est jusqu'ici marquée par un schéma narratif récurrent. Analyse.
Si sa filmographie est largement connue pour sa cohérence thématique et sa diversité esthétique, peu d'auteurs ont pourtant souligné son étonnante homogénéité narrative.
Sur les 22 longs-métrages de David Cronenberg jusqu'ici sortis, 19 partagent une structure quasi identique (les trois autres étant The Brood, Fast Company et le dernier Crimes of The Future). Videodrome (1983) est, dans ce sens, un cas intéressant, car sa structure peut servir d'exemple matriciel à l'ensemble des autres œuvres de Cronenberg.
Dans Videodrome, nous suivons l'histoire de Max, directeur d'une chaîne pornographique. Il noue une relation avec Nicki, une jeune femme avec qui il expérimente une sexualité nouvelle pour lui. Il découvre par ailleurs une nouvelle émission, «Videodrome», qui l'expose à son insu à un signal vidéo capable de transformer son corps.
Menant l'enquête sur cette émission et sur ses symptômes, il se retrouve au milieu d'un conflit entre deux groupes: la «nouvelle chair», menée par le professeur O'Blivion et sa fille Bianca; et «Videodrome», mené par Barry Convex et son complice Harlan.
Après de multiples rebondissements et transformations de son corps, Max finit par s'isoler dans une épave où Nicki lui envoie un message pour lui dire qu'il peut accéder à une «nouvelle chair» s'il accepte de se suicider, ce qu'il fait. Le film se conclut ici, mais dans une autre version du scénario, une scène supplémentaire était prévue où Max, Bianca et Nicki se retrouvaient dans le décor du programme «Videodrome» avec de multiples mutations, pour avoir une relation sexuelle d'un genre nouveau.
En suivant l'idée d'une trame narrative unique à l'origine de tous les films de Cronenberg, chaque oeuvre serait alors une variante de cette trame, intégrant soit l'ensemble de ses éléments narratifs, soit seulement une partie. Videodrome présente un intérêt particulier, car il est, selon moi, le film le plus proche de cette trame narrative originelle.
Cette trame raconte l'histoire d'un homme sans enfant, engagé dans une relation de séduction à un moment ou un autre. Il rencontre une figure masculine titulaire d'un savoir sur le corps (souvent un médecin, mais pas toujours). Ce savoir lui est transmis symboliquement par le biais d'un intermédiaire qui peut être un objet, une créature, un savoir, voire une idée. Ce savoir modifie ensuite le corps du héros, littéralement dans le premier tiers de l'oeuvre de Cronenberg, ou symboliquement dans les films suivants.
La situation tourne inévitablement au vinaigre, entraînant le plus souvent la mort du héros ou, a minima, une fin profondément tragique.
On retrouve cette même structure narrative à l'origine de toutes les histoires de Cronenberg.
Par exemple, dans Cosmopolis, le personnage d'Eric voit son corps symbolique, incarné par sa voiture, se transformer à partir du moment où un médecin lui diagnostique une prostate asymétrique. Cette imperfection insupportable sur laquelle le médecin refuse d'agir provoque l'effondrement moral et physique du personnage, jusqu'à sa confrontation avec son assassin, qui lui avoue lui aussi avoir une prostate asymétrique. Il rejoint ainsi la catégorie des «frères ennemis» , récurrente chez Cronenberg.
La figure archétypique du sachant en tant que père symbolique à la fois positif et négatif, incarnée par les personnages d'O'Blivion et de Convex dans Videodrome, est également particulièrement bien représentée dans Scanners. Dans ce long-métrage de 1981, le médecin qui aide le héros se révèle être le savant fou qui a créé sa maladie. Il est aussi le père du héros et de l'antagoniste principal. On voit ici comment la figure du sachant est dédoublée entre un père protecteur (perçu comme tel par le héros) et un père prédateur (perçu comme tel par le frère ennemi du héros).
Le psychanalyste Jacques Lacan a proposé plusieurs concepts qui peuvent être utiles pour donner une cohérence à l'oeuvre de Cronenberg.
La quête de fusion chez ses personnages peut être rapprochée à «l'impossible du rapport sexuel» chez Lacan.
Les transformations corporelles chez Cronenberg sont alors des tentatives pour contourner cet impossible au travers d'un corps nouveau permettant d'accéder à une jouissance totale qui ne serait limitée par aucun impossible.
Un autre concept lacanien peut permettre de mieux appréhender ces mutations: le corps symbolique. Il s'agit de la partie du corps homogène à un langage dont l'unité est le signifiant. Cronenberg explique par exemple que, dans Videodrome, le pistolet qui fusionne avec la main est la représentation à l'écran d'un jeu de mots: le signifiant «arme de poing» devient un poing-arme dans le film. Pour Cronenberg, jouer sur les mots revient à jouer sur le corps. David Roche le disait déjà très bien en partant du film Shivers (1975), où il identifiait la créature comme étant elle-même un signifiant surgissant de la bouche.
Si l'on reprend Videodrome avec ces idées, le film raconte l'histoire d'un homme dont le corps symbolique va être transformé par un signifiant incarné dans le film par le «signal Videodrome». Les transformations vont lui permettre de développer de nouveaux organes sexuels (le signifiant poing-arme est assimilé au signifiant phallus) qui doivent lui permettre de réussir un rapport sexuel au sens de Lacan, et ainsi accéder à la fusion avec ses partenaires.
Mais l'impossible n'est pas montrable et, pour Cronenberg, il semble plus fort de laisser le spectateur face à un écran noir pour le confronter à son propre rapport à l'angoisse.
Si on reste dans le champ de la psychanalyse lacanienne, on peut interpréter la trame narrative commune à une sorte de remake du mythe freudien de la horde primitive. Freud raconte que, à l'origine des temps, il y avait un père qui possédait toutes les femmes, car il possédait un signifiant particulier: le phallus.
Les fils du père finirent par en avoir marre. Ils le tuèrent, puis le mangèrent pour s'approprier le phallus. Mais afin que ne se reproduise pas l'hégémonie du père et que chacun se soumette à une loi commune, ils érigèrent une statue en son nom. Lacan revient sur ce mythe en soulignant que, derrière le prétendu pouvoir du père, se trouve surtout la croyance des fils en ce pouvoir.
Ceux-ci se jettent à corps perdu dans leur quête de fusion jusqu'à des fins systématiquement tragiques.
La seule issue possible pour le héros cronenbergien semble être le renoncement à la fusion et, donc, à la jouissance totale qu'elle pourrait permettre. Mais un seul fera ce choix et évitera ainsi une fin tragique. Il s'agit de Joey/Tom dans A History of Violence (2005) qui fait le choix de renoncer à la toute jouissance de «Joey» jusqu'en s'en laver symboliquement les mains afin de retrouver la vie de «Tom». On peut noter qu'il est aussi le seul personnage de Cronenberg à avoir des enfants (The Brood (1979) est, pour moi, à part). Cronenberg semble croire que seule la paternité peut concurrencer pour ces personnages le fantasme d'une jouissance totale.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original.