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Dette privée: une crise financière menace les retraites

Pourquoi l'argent de votre retraite est en danger

Des taux d'intérêt bas, des banques affaiblies: de plus en plus d'assurances-vie et de caisses de pension volent au secours financier des entreprises. Conséquence: des risques immenses.
09.11.2024, 07:2509.11.2024, 07:33
Daniel Zulauf / ch media
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«On est hors jeu», confie un initié à la condition que lui et son entreprise restent anonymes. Ce que ce professionnel suisse de l'investissement a appris en plus de trente ans de carrière, c'est qu'on ne s'expose jamais sans la perspective d'un bénéfice. Dans le jargon, on nomme «Private Debt» ce domaine que notre discret interlocuteur veut désormais abandonner à la concurrence, après des années lucratives.

Mais ces marchés des capitaux ne sont pas aussi «private» que l'on pourrait croire. L'argent que les petites entreprises empruntent sur ces marchés appartient en grande partie aux particuliers qui ont placé leur épargne dans des caisses de pension ou des assurances-vie. Peu d'entre eux savent où terminent leurs économies.

Dans le monde de la prévoyance vieillesse, la mention du rendement global sur un relevé de fortune annuel demeure souvent la seule information à laquelle les assurés peuvent prétendre.

Notre argent entre les mains de «spécialistes»

Les décisions sont prises par des spécialistes. A la différence des épargnants ordinaires, les experts sont «qualifiés» par les autorités. Cela signifie qu'ils connaissent les risques spécifiques des marchés financiers et des capitaux cachés, c'est-à-dire opaques. Et qu'ils savent comment protéger au mieux le capital.

Mais dans quelle mesure ces spécialistes en placement sont-ils réellement compétents et avec quel soin traitent-ils le capital des épargnants? Avec trop peu de précautions, estime notre témoin. «Le Private Debt a trop d'argent», affirme-t-il, estimant qu'il y a beaucoup trop d'investisseurs sur les marchés de capitaux cachés, prêts à prendre des risques avec les économies d'autres personnes, pour lesquels il n'y a plus de rendement raisonnable.

«Raisonnable», le terme est bien entendu subjectif. Historiquement, les crédits aux entreprises sur le marché privé obtenaient un rendement annuel de 5 à 7%, explique notre investisseur. Ces niveaux de rendement font aujourd'hui partie du passé.

Le FMI voit un danger pour le système financier

Le Fonds monétaire international (FMI), dont l'une des principales missions est de surveiller la stabilité financière mondiale, explique comment cela peut devenir un problème pour une majorité d'épargnants, petits et grands. Dans son rapport annuel sur la stabilité, l'institution sise à Washington a lancé en avril un avertissement sans équivoque: le Private Debt est un marché «opaque» sur lequel des débiteurs relativement peu solides se nourrissent de quantités toujours plus importantes de capitaux de prévoyance de caisses de pension et d'assurances.

Si ce marché reste aussi peu transparent, que sa croissance exponentielle se poursuit et qu'on intensifie pas sa surveillance, la stabilité financière pourrait en pâtir, peut-on lire dans le document du FMI.

Certes, tirer la sonnette d'alarme est l'une de ses principales tâches. Dans le doute, des institutions comme celle-ci préfèrent envoyer un signal de trop plutôt que de pas assez. Mais les inquiétudes du Fonds monétaire sont loin d'être tirées par les cheveux. Le volume des crédits sur les marchés des capitaux cachés a littéralement explosé depuis la crise financière de 2007. Il s'élève actuellement à environ deux billions, soit 2000 milliards de dollars et s'est multiplié au cours des 16 ou 17 dernières années.

Deux facteurs pour comprendre cette situation: la régulation au niveau des banques et les faibles taux d'intérêt. Premièrement, suite à la crise financière, les régulateurs ont obligé les banques à couvrir leurs crédits avec plus de fonds propres. Cette mesure a certes freiné leur appétit pour les crédits risqués, c'était le but. Mais elle a ouvert la porte à un autre secteur, beaucoup moins réglementé, celui des intermédiaires en titres de participation et de créance non négociables en bourse (Private Equity et Private Debt), sur un vaste champ d'activité.

Blackstone et Apollo, deux des plus grands acteurs des marchés privés mondiaux avec des actifs sous gestion respectifs de 1 000 milliards de dollars et 500 milliards de dollars, estiment déjà le potentiel de dette privée entre 30 000 et 40 000 milliards de dollars.

Deuxièmement, dans le sillage de la crise financière, le niveau des taux d'intérêt est même tombé temporairement sous la barre du 0. Les faibles taux ont alimenté la chasse des investisseurs aux possibilités de placement offrant les meilleures perspectives de rendement. Les assurances et les caisses de pension, qui doivent tenir des promesses de prestations fermes vis-à-vis de leurs clients, ont été particulièrement réceptives à de telles offres.

Les bulles peuvent gonfler longtemps avant d'éclater

Pour Jürg Lutz, fondateur et directeur de la société de conseil en caisses de pension PK Assets, le FMI a de bonnes raisons de s'inquiéter:

«La bulle continue de gonfler jusqu'à ce qu'une récession ou un autre événement la fasse éclater. Dans certaines circonstances, cela peut prendre beaucoup de temps».

Mais l'éclatement des bulles financières détruit des actifs qui n'existaient que sur le papier.

Difficile d'évaluer ce risque avec précision. Sur les marchés privés, peu de données existent, et de piètre qualité, précise le FMI. Lutz voit lui aussi de nombreux signes qui devraient inciter à la prudence. Il a certes une grande expérience des marchés des capitaux et des titres de créance qui y sont négociés, mais il se définit lui-même comme un outsider sur le marché de la Private Debt. Il se méfie tout autant de l'état florissant de ce marché que l'initié cité au début de cet article.

Tous deux constatent que les conditions en petits caractères dans les contrats de crédit privés - les «covenants» - s'allègent de plus en plus. Andrew Bellis est responsable sectoriel chez Partners Group, spécialiste zougois du marché privé. Il a constaté une récente augmentation des contrats «Covenant light» dans une interview accordée au magazine Private Debt Investor. Selon Andrew Bellis, on craint que les intermédiaires ne dépassent les bornes dans leur lutte intense pour décrocher des deals lucratifs.

Partners Group, Blackstone, Apollo et bien d'autres intermédiaires du crédit privé reçoivent des commissions de gestion et de performance astronomiques, en échange de quoi ils font miroiter des rendements importants à leur clientèle. Ce qui a tout l'air d'une situation gagnant-gagnant pourrait facilement se retourner contre eux.

«Le Private Debt remplit tous les critères d'un marché de vendeurs», explique Jürg Lutz, avant de poursuivre:

«Ce sont désormais les débiteurs, et non plus les prêteurs, qui fixent les conditions»

C'est d'autant plus inquiétant que, dans de nombreux cas, ces débiteurs n'ont guère de garanties à offrir.

Les débiteurs fixent eux-mêmes les conditions

Depuis 2022, lorsque la hausse de l'inflation a entraîné une hausse mondiale des taux d'intérêt, de nombreux débiteurs auraient connu des difficultés financières. Il n'y a pas eu d'augmentation drastique des faillites. Et pour cause: les retards dans le paiement d'intérêts sont de moins en moins réclamés via l'office des poursuites.

Au lieu de cela, les obligations de paiement en souffrance viennent simplement s'ajouter aux dettes. Dans le jargon, on parle de «Payment-in-Kind» ou PIK pour désigner cette méthode élégante censée empêcher les faillites - et maintenir pour un certain temps au moins l'illusion de la stabilité financière.

Selon une enquête de l'agence de presse Bloomberg, il y a actuellement presque deux fois plus de contrats de Private Debt avec des clauses PIK que fin 2021. Une autre tendance est tout aussi alarmante. Certaines banques tentent désormais de structurer les portefeuilles de crédits privés de manière à ce qu'ils puissent être vendus en bourse à des investisseurs tout à fait ordinaires et non «qualifiés».

Cette nouvelle tendance décrédibilise définitivement la notion de «dette privée». Les marchés de capitaux cachés deviennent soudainement publics, à la différence que les débiteurs sur les marchés cachés n'ont pas à respecter des obligations de transparence et d'information pour protéger leurs créanciers.

Traduit et adapté par Valentine Zenker

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