L'expression revient tout le temps. «L'île d'Epstein.» Comme un coup de stabilo bleu vif tout au long des 1000 pages de documents judiciaires consacrés à l'affaire Epstein, fraîchement descellés cette semaine par une juge new-yorkaise. «L'île d'Epstein.» Un morceau de paradis vert et azur dans les Iles Vierges. Un pôle d'attraction pour les riches et puissants. Un enfer pour les jeunes femmes tombées entre les griffes du criminel sexuel condamné.
Avant qu'elle ne devienne «l'île du vice», Little Saint James, c'est d'abord une île pas plus grande que le lac des Taillères à la Brévine. Un petit bijou turquoise et émeraude, bordé de récifs coralliens, au large de Saint-Thomas, la troisième île des Caraïbes. Une végétation luxuriante, des criques, des bosquets, des routes sinueuses et des montagnes parsemées de maisons danoises de l'époque coloniale. Voilà pour le décor, façon Paul et Virginie.
C'est en 1998 que le financier Jeffrey Epstein s'offre cet écrin d'environ trente kilomètres carrés pour 8 millions de dollars. Par souci de s'épargner la présence et les tracas du voisinage, il s'offre 18 ans plus tard sa grande sœur, l'île de Great Saint James, ancienne propriété d'une «femme décédée dans un chalet en Suisse», pour 22,5 millions de dollars.
Pour faire son nid, l'investisseur se contente de la bien-nommée Little Saint James où il lance dès 2007 un chantier de rénovation titanesque qui mobilise plus de 200 ouvriers. «Il a embauché une équipe et lui a demandé de faire en sorte que le site ressemble à une île polynésienne», témoigne récemment son frère, Mark Epstein, au New York Post. Quitte à raser la végétation indigène pour la remplacer par une armée de palmiers de 12 mètres de haut.
En quelques années, «Little Saint Jeff's» se retrouve transformée en un imposant complexe de cinq bâtiments aux murs crème et au toit bleu, composé d'une villa principale pour Epstein et de quatre maisonnettes pour ses invités.
A travers un réseau de sentiers, terrasses, beach houses, piscines, bâtiments utilitaires, héliport et même un «lagon peuplé de flamants roses», des voiturettes de golf zigzaguent et transportent les convives. Cinq minutes à peine sont nécessaires pour traverser Little Saint James d'un bout à l'autre.
Pour choyer cet éden et ses occupants, un équipage de 70 personnes: marins, pilotes, patrouilleurs, jardiniers et personnel de maison, tous affublés de polos noirs ou blancs, qui œuvrent dans l'ombre. Et pas question que le maître des lieux se rende compte de leur présence.
Discrétion. Silence. C'est la règle d'or, avec Jeffrey Epstein. Pour s'en assurer, sa maîtresse et femme de main, Ghislaine Maxwell, fait signer des accords de confidentialité à tour de bras. Parmi les clauses du contrat: interdiction de parler aux forces de l'ordre et obligation de signaler à Jeffrey Epstein toute éventuelle «demande de renseignements» de la part des autorités ou des médias.
Ce qui explique pourquoi les employés prennent leurs jambes à leur cou lorsqu'ils voient pointer les tongs et le torse nu du maître des lieux, sur fond de «musique méditative». Pour Jeffrey Epstein, qui a pour habitude de s'envoler dans l'archipel deux ou trois fois par mois, Little Saint James est une «retraite zen», où il est avide de calme et de «simplicité».
«Le dîner était très informel, il ne buvait jamais d'alcool et nous en avions rarement en stock», témoigne d'anciens gérants de l'île au Daily Mail. «Il avait également l'habitude de ne pas prendre ses repas devant des gens. Au lieu de cela, il préférait prendre ses collations, des beignets de crabe par exemple, dans sa chambre.»
Il y en a pourtant, du monde, qui gravite autour de la piscine: tout le who's who de célébrités, personnalités des affaires, scientifiques et membres de la royauté se bouscule sur la terrasse de Little Saint James. Des invités prestigieux venus du monde entier à bord du Lolita Express, l'un des avions du milliardaire, pour voir de ses propres yeux et savourer les plaisirs de l'île d'Epstein.
Se croisent ainsi, au fil des ans, le prince Andrew, Naomi Campbell, Kevin Spacey, Bill Clinton (l'ancien président nie y avoir jamais mis les pieds, malgré plusieurs témoignages en ce sens) ou encore Stephen Hawking. En 2006, le scientifique s'est vu proposer une visite des fonds marins, à bord d'un appareil spécialement modifié pour lui sur demande de Jeffrey Epstein. Sa première fois sous l'eau. On peut dire que le magnat manie l'art de cajoler ses invités.
Et bien sûr, il y a les femmes. Des femmes tout le temps. Dans les bras de Jeffrey Epstein et ceux de nombreux convives. Toujours sublimes, souvent topless. Parfois entièrement nues. Et surtout, étrangement jeunes. Elles arrivent par grappes entières, par hélicoptère ou à bord du bateau, le Lady Ghislaine. La condamnation d'Epstein en 2008 pour racolage de mineurs n'y change rien.
«Il y avait des filles qui auraient pu être au lycée », se souvient un ancien contrôleur aérien de la piste d’atterrissage de Saint-Thomas, auprès de Vanity Fair. «Elles avaient l'air très jeunes. Elles portaient toujours des sweat-shirts universitaires. Ça ressemblait à du camouflage.»
Si certains employés, mal à l'aise, finissent par quitter le navire, («Je ne pouvais m'empêcher de me demander si leurs mères savaient où ils se trouvaient», confie l'ancienne gérante Cathy Alexander au Daily Mail, des années après avoir démissionné), d'autres préfèrent se taire et obéir. «On savait qu'il refilait toujours de très bons pourboires, alors tout le monde a fait comme si de rien», admet un ex-contrôleur aérien à Vanity Fair, en 2019.
Difficile pourtant d'ignorer ce qui se passe, là, entre les maisonnettes blanches et deux plongeons dans la piscine. Les «massages», les abus, les viols, la manipulation, le travail forcé de dizaines de jeunes filles. Certaines victimes, dont la plupart sont mineures, n'ont que 12 ans. Prises au piège dans un bunker doré, perdu au milieu des eaux cristallines.
Dans une plainte déposée bien des années plus tard, la procureure générale des Iles Vierges décrit comment le milliardaire contrôle habilement toutes les communications de ses captives avec le monde extérieur, jusqu'à les priver de leurs passeports - par pure commodité. Les rares courageuses ayant l'audace de s'enfuir par la nage ne vont jamais bien loin. Des patrouilleurs les repêchent aussitôt, pour les ramener vers leur geôlier.
Ce défilé ne passe pas inaperçu auprès des habitants de l'île de St-Thomas. Chez les locaux, Little Saint James est rebaptisée «l'île du péché», ou «l'île du pédophile». Un lieu secret, inaccessible, même pour les plongeurs qui, sitôt qu'ils s'approchent trop près de ses rivages, sont repoussés par des agents de sécurité.
Les autorités ont pourtant bien tenté à quelques reprises d'enquêter sur le refuge insulaire de Jeffrey Epstein. Pas plus tard qu'en 2018, sur fond de soupçons d'évasion fiscale, les autorités décident de lui rendre une petite visite pour vérifier son adresse. Selon la plainte de la procureure générale, le propriétaire refuse aux agents l'entrée sur le quai, arguant qu'il s'agit de sa «porte d'entrée». Il insiste pour déplacer l'entretien dans son bureau de Saint-Thomas. Ce sera chose faite. Comme disait Ghislaine Maxwell, ce que Jeffrey veut, Jeffrey l'obtient.
La mort de Jeffrey Epstein, en 2019, dans sa cellule de New York, plonge les deux sœurs, Little Saint James et Great Saint James, dans l'incertitude. Leur destin est âprement disputé entre le gouvernement des îles Vierges américaines et les successeurs du milliardaire décédé.
Au terme d'un accord discuté pendant plus de deux ans, l'île revient finalement à la succession d'Epstein. Un cadeau empoisonné. Le site, délaissé, impossible à vendre au prix demandé de 125 millions de dollars, se mue en lieu de pèlerinage pour les amateurs d'exploration, les influenceurs et les touristes en manque de frissons. «L'île du pédophile» est désormais un passage obligé des circuits en bateau.
Il faut attendre mai 2023 pour que l'îlot maudit termine, enfin, par trouver preneur: c'est un riche investisseur, Stephen Deckoff, qui s'offre le joyau terni des Caraïbes pour moins de la moitié de son prix initial. Selon certaines informations, le co-fondateur de Black Diamond Capital Management espère inaugurer un nouveau complexe de luxe courant 2025.
Si le nouveau propriétaire a confirmé qu'il ne comptait pas raser l'ancienne résidence de Jeffrey Epstein, une grande partie de la propriété a été largement remodelée.
Les toits du domaine ont déjà perdu toute trace de leur flamboyante peinture turquoise, pour un gris nettement plus sobre. Pas sûr, cependant, que les murs perdent la mémoire des sinistres évènements perpétrés pendant vingt ans sur le Little Saint James.