Les dixièmes élections législatives ont pratiquement rendu leur verdict. Le Parti socialiste (PS) d'Edi Rama, ancien maire de Tirana et âgé de 61 ans, en sort grand vainqueur (avec 52,08% des suffrages), face au Parti Démocratique (PD) de l'ancien premier ministre Sali Berisha (80 ans), son rival historique. C'est un règne qui se poursuit depuis septembre 2013.
Comme le soulignait le Tirana Times, quotidien albanais publié en anglais, l'histoire électorale de l'Albanie est marquée par des tensions, des manipulations et des doutes persistants quant à la légitimité du pouvoir.
Pour cette jeune démocratie, qui lançait ses dixièmes élections législatives depuis la chute du communisme en 1991, les chemins de traverse sont nombreux. «La transition démocratique n’est jamais un chemin rectiligne. Cette démocratie si chère elle peut ouvrir la voie à la liberté, mais elle peut aussi, paradoxalement, en organiser l’étouffement», analyse Vjosa Gervalla, directrice de l'association Albinfo.ch.
Elle nous ouvre une grille de lecture, alors que beaucoup parlent d'un peuple atteint «du syndrome de Stockholm qui admire ses bourreaux», comme le relevait un journaliste dans le Tages-Anzeiger.
Mais Edi Rama a ce charisme qui peut sauver les apparences. «C’est un homme cultivé, c’est un bon orateur, c’est un personnage qui arrive à séduire», souligne Vjosa Gervalla.
Elle poursuit:
Le pragmatisme du premier ministre fonctionne dans ce pays des Balkans, mais la succession des mandats lui a conféré un réel pouvoir. Selon les experts, le Parlement est devenu un «département» du gouvernement, voire du premier ministre lui-même, déplorait dimanche le Tirana Times.
«L’accumulation du pouvoir interroge», questionne la directrice de l'association Albinfo.ch. Elle constate que «l’alternance semble s’être effacée derrière la continuité, et le progrès, s’il existe, paraît se faire contre la société, non avec elle».
Un indice, par exemple, pourrait être le désintérêt de la diaspora albanaise: cette année, les quelques 246 000 expatriés ont enfin pu voter pour la première fois, lors de ce scrutin. Mais leur participation a été plutôt faible. Un désintérêt qui appuierait un manque de clarté dans la politique menée par Edi Rama, selon ses détracteurs.
Ses opposants accusent même le premier ministre de transformer l’Albanie en un narco-Etat. L'empreinte du gouvernement est omniprésente et domine également le pouvoir local, les institutions indépendantes, les médias.
La corruption est aussi un réel souci au «Pays des Aigles». Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, des milliards d'euros et de dollars ont été blanchis dans le secteur de la construction en Albanie, relate le Tages-Anzeiger. «Il ne fait désormais plus aucun doute que l'essor de la construction est financé par l'argent de la drogue et le crime organisé», écrivait à son tour le Tirana Times.
Du côté des médias, la liberté n'est pas tout à fait au rendez-vous, mis à mal par le pouvoir. Le rapport de Reporters sans frontières (RSF), paru en 2024, plaçait en 80e position le pays et écrivait que «la liberté de la presse et l'indépendance des médias sont menacés par les conflits d'intérêts entre le monde économique et politique».
Vient alors le rôle dans l'UE dans cette démocratie albanaise en pleine construction. Edi Rama a fait pour argument de campagne que l'Albanie rejoindrait l'Union européenne d'ici 2030 - le pays est membre de l'Otan depuis 2009.
Dix ans après l'obtention du statut de candidat (2014), le processus d'intégration n'a guère progressé.
Ce qui fait dire à Vjosa Gervalla:
L'implication mollassonne des 27 aurait tendance à laisser trop de liberté à Edi Rama. «Cette distance, chaque fois qu’elle se répète, affaiblit un peu plus sa voix dans la région. Et avec elle, l’idée même d’une démocratie vivante dans les Balkans», renseigne notre interlocutrice.
«A force de ne pas accompagner, elle laisse croître des pouvoirs qui s’installent, s’ancrent, et finissent par sembler naturels», conclut Vjosa Gervalla.
Si l'opposition critique le pouvoir exclusif d'Edi Rama, le peuple quitte les terres albanaises, comme en témoigne ces chiffres: en 13 ans, l'Albanie a perdu 420 000 habitants, selon le rapport rédigé par l’Institut albanais des Statistiques (Instat) publié en 2023. Des émigrés déçus par divers scandales de corruption et de blanchiment sous le joug du gouvernement d'Edi Rama. Malgré ça, l'opposition n'arrive pas à proposer un programme capable de faire tomber le désormais nouveau premier ministre.