Le 3 juin 2016, dans le sud de la Californie et dans l'après-midi, un œuf va atterrir sur le crâne peroxydé de Rachel Casey. Cette jeune culturiste, physiothérapeute et supportrice du candidat Donald Trump avouera quelques heures plus tard avoir, elle aussi, balancé deux ou trois coquilles contre ses agresseurs.
L'anecdote sera reprise par tout le collège médiatique dépêché sur place. Ce jour-là, des milliers de manifestants s'étaient donné le mot pour pourrir le meeting du milliardaire républicain, dégainé dans la ville de San José. Et Rachel ne sera pas la seule cible dont il faudra éponger le front.
Quatre mois plus tard, le magnat new-yorkais sera élu président des Etats-Unis. Pourtant, durant les vingt-quatre mois précédant son accession, et avec une violence inédite dans l'histoire récente, le nouveau roi du monde s'était mangé une opposition dense, féroce, endurante.
Sur tout le territoire américain.
Des exemples? Le 9 juillet 2015, des heurts éclatent devant le Trump International Hotel, appelant à boycotter ses émissions de télévision. Le 12 juillet, le 14 octobre, le 7 novembre ou le 4 décembre 2015, des manifestants parviendront à interrompre le discours du candidat, le forçant parfois à se faire exfiltrer ou à propager des menaces et des insultes dont il est resté très friand:
Les affrontements redoubleront de brutalité en 2016, alors que le républicain s'approche de la Maison-Blanche. A cette époque, on prenait aussi doucement conscience que l'ex-amuseur télévisuel se constituait une véritable milice, à ses ordres, chargée d'agresser physiquement les foules ennemies durant ses meetings. Promettant même de payer les éventuels frais juridiques en cas de sérieux dérapages.
On le sait, une course à la présidentielle est toujours un match de boxe sur le ring des métaphores. Les candidats «enfilent les gants», «s'affrontent», s'envoient des «uppercuts», «terrassent l'adversaire». Il y a huit ans, et sous l'impulsion volontaire du milliardaire, les Etats-Unis passeront de la métaphore à la pratique. Le sang coulera, des citoyens finiront à l'hôpital, des bagnoles et des drapeaux vont cramer, les émeutes seront quotidiennes.
Entre juin 2015 et novembre 2016, l'électorat latino, les mouvements LGBT et proavortement, la communauté juive et une large frange de la jeunesse universitaire américaine s'étaient battus jusqu'au dernier souffle pour barrer la route à ce Donald Trump qui menaçait (déjà) la démocratie et les institutions. Qui déshumanisait (déjà) l'immigration et le corps des femmes. Une guerre qui sera finalement perdue par Hillary Clinton, dans les urnes, à la grande surprise de nombreux observateurs politiques.
Aujourd'hui, après un premier mandat turbulent, une défaite violemment contestée en 2020, la promesse d'une politique encore plus radicale, des menaces de vengeance, Donald Trump est bien décidé à reprendre le pouvoir. Et en huit ans, plusieurs événements vont durablement aggraver la polarisation du pays: la pandémie de Covid-19, l'agression de l'Ukraine par Vladimir Poutine, le conflit israélo-palestinien ou encore les déboires judiciaires d'un candidat républicain qui, depuis sa récente condamnation au pénal, n'a plus rien à perdre.
On pourrait donc raisonnablement s'attendre à des manifestations dans tout le pays, des appels au boycott, des émeutes, des pétitions, des expéditions punitives contre le retour aux affaires du bulldozer populiste. Or, pour l'instant, il n'en est rien. C'est vrai, il arrive que des pancartes s'élèvent timidement devant les tribunaux que Trump fréquente assidûment depuis plusieurs mois. Que des moqueries inoffensives le visent sur les réseaux sociaux. Mais rien de significatif. Rien de comparable aux soulèvements de 2016.
Qu'est-ce qui a changé?
En lançant quelques coups de fil des deux côtés de l'Atlantique, on se rend compte qu'au-delà du constat, les explications ne sont pas toujours claires: «C'est une très bonne question et ... je n'ai pas de réponse. C'est souvent difficile d'expliquer ce qui ne se produit pas», nous souffle un expert des Etats-Unis. D'autres se risquent néanmoins à esquisser des pistes, comme Anne Deysine: «C'est vrai que le contraste est frappant. Alors que les démocrates sont toujours viscéralement opposés à Trump et sont inquiets quant au danger qu’il pose pour la démocratie», analyse cette juriste et américaniste française pour watson.
Une théorie que partagent plusieurs grands médias américains, suggérant que les anti-Trump de 2016 ont «changé de tactique». Qu'ils seraient même «démoralisés», «fatigués» de combattre Trump dans la rue depuis une décennie. Et qu'ils se concentrent sur le taux de participation le 5 novembre prochain. Le fait que le candidat républicain soit désormais traité publiquement de «délinquant» par Joe Biden lui-même, ne semble pas changer la donne.
C'est une réalité: la frange progressiste de l'électorat américain ne perturbe plus les apparitions du candidat républicain et a retourné sa colère contre le président démocrate: «Tous les gens qui protestaient contre Trump, beaucoup de ces personnes et une grande partie de cette énergie sont maintenant concentrés sur la protestation contre un génocide à Gaza», témoignait par exemple un immigrant argentin à l'agence AP.
De son côté, Anne Deysine avoue ne pas saisir pleinement ce paradoxe, avant de jeter une large tranche de responsabilité sur les épaules du clan Biden:
Une chose est certaine, le candidat démocrate ne pourra jamais contenter pleinement l'électorat américain propalestinien.
La perspective d'un nouveau duel Biden-Trump d'un autre temps et qui n'excite pas grand monde, explique aussi le calme ambiant, à cinq mois de la présidentielle. Une «lassitude» qui pourrait s’avérer «dangereuse», nous avoue Nicole Bacharan.
A quelques jours des élections européennes, la mainmise de l'extrême droite, notamment en France avec Jordan Bardella, ne donne pas lieu à des vagues de révolte dans les rues de Paris. A l'inverse, l'interview de Benjamin Netanyahou par Darius Rochebin la semaine dernière a noyé le siège de TF1 de la fureur des militants et des élus français propalestiniens. En d'autres termes, «la lecture des dangers du monde a radicalement changé depuis 2016».
Cette lassitude a d'ailleurs infecté le camp adverse. Les partisans MAGA ne se montrent pas forcément plus motivés que les progressistes, au moment de battre le pavé. Alors que le milliardaire appelait sa base à «protester pacifiquement» devant le tribunal de Manhattan, les casquettes rouges ont été rares durant le procès. Pire encore, plusieurs groupes Telegram populaires se sont retrouvés gorgés de doutes, poussant certains militants à questionner l'ordre de marche du patron:
- «Protester OK, mais ça veut dire quoi concrètement?»
- «Il faudrait qu'il soit plus clair dans ses demandes.»
- «C'est une mauvaise idée de protester maintenant.»
Ali Alexander, pourtant l'un des principaux pro-Trump à l'origine de la théorie de «l'élection volée» en 2020, vient d'annoncer sa «retraite», relevait Time Magazine. Bien sûr, le deuxième effet KissCool de l'attaque du Capitole en aussi a refroidi plus d'un, puisque trois ans après les émeutes, plus d'un millier d'assaillants ont déjà été condamnés à des peines de prison très dissuasives.
Déjà, rien ne nous dit que ce bâillement d'une grande partie de l'électorat démocrate va durer jusqu'au 5 novembre. Sans oublier que l'agenda judiciaire de Donald Trump a encore les moyens d'en réveiller quelques-uns. Faut-il s'attendre à des manifestations ou à des émeutes dans les cinq prochains mois?
Nos deux interlocutrices sont d'accord sur une chose: cet état de veille passive ne sera pas sans conséquence et certains militants pourraient se réveiller avec une méchante gueule de bois le 6 novembre prochain.