Les élections européennes sont le terrain de jeu préféré des protestataires: un scrutin proportionnel à un tour et un punching-ball nommé Bruxelles. On ne peut pas être accusé de taper sur son pays. Au contraire, s’en prendre à Bruxelles et à ce pouvoir censément illégitime qu’est la Commission européenne, est un devoir de patriote.
L’édition 2024 ne déroge pas à la règle. A ceci près, évolution notable, que beaucoup des partis populistes européens ne demandent plus aujourd’hui à sortir de l’Union européenne. L’AfD, qui envisage de faire voter les Allemands sur un «Dexit» si elle arrivait au pouvoir au Bundestag, fait figure d'exception.
Ailleurs, ni le Rassemblement national en France, ni le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas n’exigent plus de claquer la porte de l’Europe. Le précédent britannique de 2016, qui n’a pas apporté de gratifications particulières aux classes moyennes et modestes, sert en quelque sorte de leçon.
Le nouveau mot d’ordre des formations d’extrême droite? Changer l’Europe de l’intérieur. Depuis qu'elles sont devenues importantes sur leur scène nationale respective, il serait idiot en effet de leur part de ne pas tenter d’agir sur les leviers de commandes européens. D'autant plus lorsqu’on est donné gagnant ou deuxième dans les sondages à l’approche du vote du 9 juin.
Les Pays-Bas votaient jeudi déjà: l’extrême droite de Geert Wilders et le centre-gauche seraient au coude à coude. Dans l’affaire, le PVV gagnerait six sièges par rapport à 2019. C’est dire si cette formation, arrivée en tête aux législatives de novembre 2023, a le vent en poupe.
En France, il faut avoir des cœurs de groupie dans les yeux pour ne pas voir que Jordan Bardella, c’est quand même beaucoup de vernis. Les téléspectateurs de bonne foi se sont aperçus de sa faible maîtrise des dossiers qui font la politique, française ou européenne. Dans le débat qui l’opposait au premier ministre Gabriel Attal, son rival en âge comme en ambitions, il est apparu emprunté, la mâchoire serrée pour toute posture. Il sait assurément faire des phrases, tourner les formules, mais dès qu’on gratte, le vernis s’écaille.
Il caracole pourtant dans les sondages, comme si ses insuffisances servaient ce preux face à l'insolente facilité d'Attal. Il est crédité de deux fois plus d’intentions de vote que la candidate de la majorité présidentielle, Valérie Hayer. C’est du jamais vu. Il y a cinq ans, le RN n’avait gagné que d'un point face à la candidate macroniste, Nathalie Loiseau.
On touche au cœur du sujet: au-delà des aspects protestataires du vote d'extrême droite, il y a, si l’on ose dire, les «bonnes raisons».
La France est un bon exemple, mais on pourrait aussi citer la Suisse avec une UDC à nouveau en hausse et une nouvelle fois première lors des dernières élections fédérales. Pourquoi le RN cartonne-t-il aux européennes, pour l’heure dans les sondages? Parce que le système de libre-échange incarné par «Bruxelles», est perçu comme la raison principale de la stagnation des bas salaires, beaucoup trop nombreux dans l’Hexagone. Des millions de Français vivent mal. Des millions de jeunes démarrent dans la vie active avec des perspectives de salaires démoralisantes.
Pourtant, cette jeunesse qui gagne autour de 2000 euros brut par mois en début de carrière et qui s’accorde du bon temps au compte-gouttes, tient à rester «digne». Le si bien mis et si poli Jordan Bardella, dont la jeunesse est un indéniable atout, arrive en tête chez les jeunes de moins 30 ans avec 34% d’intentions de vote.
Associée à l'insécurité, l'immigration est le second réacteur de la fusée RN. Un récent reportage de la chaîne Arte, excellent, intitulé «La jeunesse n'emmerde plus le RN», mettait le doigt sur les raisons perceptibles de l’adhésion d’un tiers de la jeunesse française au parti de la droite identitaire: le bas niveau des salaires, on l'a dit, et l'immigration. En France, le terme «immigration», dans le non-dit de l'inconscient, comprend les étrangers proprement dit, ainsi que les «jeunes des cités» qui en sont issus, généralement tous français et binationaux.
Le drame de Crépol, qui n’est toujours pas tiré au clair, au cours duquel un jeune «Blanc» est mort des coups de couteau donnés par un jeune «Arabe» dans un bal de village, sert, si l’on peut dire, de référence. Ce tragique événement est censé démontrer que plus aucune partie du territoire français, pas même dans la ruralité, n’est à l’abri de la «menace immigrée» – en Suisse, les campagnes de l’UDC jouent délibérément cette carte anxiogène, sachant qu'elle recoupe en partie la réalité.
Dès lors, le sentiment qui prévaut dans l’électorat RN, singulièrement parmi les jeunes, indépendamment des penchants racistes, identitaires ou nationalistes présents dans cette famille politique, est celui de la «double peine»: non seulement, il faut vivre avec des salaires bas, mais en plus, il faut vivre avec la crainte de se faire planter par une «une racaille». Rester «digne» dans ces conditions demande de la ressource.
Ce récit unilatéral rend compte d’une intégration manquée, d’une fusion qui ne s’est pas faite. C’est ce récit qui, dimanche, donnera la victoire à «Jordan», le visage de la «dignité».