Il est 21h, ce mardi, à Philadelphie, lorsque les rivaux démocrate et républicain s'avancent sur la scène. Les règles sont simples. Le cadre est clairement posé par ABC News: 90 minutes. Deux pauses. Pas de public. Pas de notes. Deux minutes de parole par candidat, pendant que le rival devra se contenter d'écouter en silence.
Comme s'ils s'étaient donnés le mot, Kamala Harris et Donald Trump sont uniformes, ce soir. Costumes sombres, chemise blanche, chemisier crème. Après s'être serré la main sur l'initiative de Kamala Harris, la vice-présidente est invitée à répondre à la première question. En guise d’apéro: l'économie et le coût de la vie.
Pendant plusieurs longues secondes, dans la bouche de la démocrate, Donald Trump n'a pas de nom. Il n'est que «son opposant». Quand l'ancienne procureure se risque enfin à nommer son adversaire, c'est pour lâcher une sentence. Un verdict qu'elle assènera à plusieurs reprises au cours du débat.
L'intéressé attendra calmement son tour. Le ton est posé, moins vibrant, moins émotionnel. Les phrases plus simples, concrètes, calquées sur un discours qu'il connait sur le bout des doigts. «Nous avons créé la plus grande économie du monde», répète le républicain droit dans ses bottes. Après l'inflation, les candidats échangent brièvement sur le bilan du Covid de l'ancien président. Un thème qu'il préfère esquiver avec habilité.
Kamala Harris, elle, s'apprête à prendre toute son ampleur. Jetant de fréquents regards et sourires narquois à son interlocuteur, elle s'exprime avec assurance. D'autant qu'on pose très vite sur la table le thème qui fâche Donald Trump: l'avortement. Un sujet fondamental avec lequel il n'a cessé de faire la girouette au cours des derniers mois de campagne. Mal à l'aise, sur la défensive, il finit par affirmer que les démocrates soutiennent «l'exécution des bébés après leur naissance». La modératrice, Linsey Davis, se voit obligée de le reprendre.
Une première. Kamala Harris, elle, s'empare de la question avec gourmandise. Agressive, saillante, elle appuie où ça fait mal et ne lésine pas sur les détails. Une attitude qui contraste avec son patron, Joe Biden, réputé pour être plus mal à l'aise sur l'IVG, au grand dam de nombreux démocrates. «Donald Trump ne devrait pas dire aux femmes ce qu'elles doivent faire de leur corps», lance la démocrate avant de s'engager formellement à soutenir Roe v. Wade.
On en vient au grand absent de la soirée. Joe Biden, un adversaire contre lequel Donald Trump semble encore consterné de ne plus se présenter. Il l'évoquera à de nombreuses reprise. Kamala Harris, elle, se délecte. «De toute évidence, je ne suis pas Joe Biden, et je ne suis certainement pas Donald Trump», note-t-elle avec ravissement. Toute occasion est bonne pour une nouvelle salve de critiques et d’attaques à l'encontre d’un adversaire qui semble à la fois surpris et déjà KO.
«Vous constaterez qu'au cours de ses meetings, il parle de personnages fictifs comme Hannibal Lecter. Il dira que les moulins à vent causent le cancer. Vous remarquerez également que les gens commencent à quitter ses meetings plus tôt que prévu, par épuisement et par ennui», poursuit la candidate.
Les attaques successives contre l'ego de l'ancien président feront mouche. Non sans agacement, Donald Trump tourne en boucle sur son sujet de prédilection, l'immigration, avant de finir par se prendre les pieds sur une obscure théorie conspirationniste – des immigrants haïtiens à Springfield, dans l'Ohio, qui mangeraient des chiens et des chats domestiques. Le second modérateur, David Muir, doit l’interrompre à son tour.
Après un ricanement aussi audible que stratégique, Kamala Harris largue:
Se succèdent alors d'autres thèmes sensibles pour l'ancien président: son marathon judiciaire, ses nombreuses inculpations et une (im)possible passation pacifique du pouvoir. Lorsqu'on lui demande s'il «regrette quoi que ce soit à propos de son comportement» lors du tristement célèbre assaut du 6 Janvier, Donald Trump préfère esquiver. L'attaque sur le Capitole? Ce n'était pas de sa faute. Visiblement sur les nerfs, il préfère en revenir, encore et toujours à deux thèmes chers à sa base: la protection des frontières et l'élection volée.
Kamala Harris saute sur l'occasion. «On ne peut pas se permettre d'avoir un président des Etats-Unis qui remet en question le résultat des élections», dénonce la démocrate. «A tous ceux qui nous regardent et qui se souviennent de ce qu'était le 6 Janvier, je dis que nous n'avons pas besoin de revenir en arrière. Il est temps de tourner la page.»
Non sans oublier d'ajouter que «tous les dirigeants mondiaux se moquent de lui», Donald Trump, la «risée internationale», facilement «manipulable». Rien de tel pour rendre fou le 45e président.
De son côté, la candidate sera peu inquiétée par les modérateurs d'ABC News. Tout juste brièvement interrogée sur ses changements de position politiques – de la fracturation hydraulique à la sécurité des frontières, en passant par les programmes de rachat d'armes d'assaut – depuis sa première candidature à la présidence en 2020. «Mes valeurs n'ont pas changé», assure-t-elle, en guise de vague réponse.
Le débat touche presque à sa fin et la tension est à son paroxysme, lorsque les journalistes d’ABC posent sur la table la question du racisme. Accusé de faire grand cas de la couleur de peau de son adversaire, Donald Trump se contente d'hausser les épaules et d'affirmer qu'il n'en a «rien à faire».
Kamala Harris répond qu'il s'agit là d'une «immense tragédie». «Je pense que c’est une tragédie que nous ayons quelqu’un qui veut être président et qui, tout au long de sa carrière, a constamment tenté d’utiliser la question raciale pour diviser les gens.»
Après une dernière pause publicitaire, chaque candidat est convié à lâcher un dernier mot. Si Kamala préfère opposer deux versions du monde, la sienne et celle de Trump, «l'une axée sur le passé, l'autre sur le futur», le républicain, quant à lui, préférera s'attaquer au bilan de l’actuelle vice-présidente.
Ce premier débat présidentiel s'achève avec quelques secondes de prolongation. Les deux candidats quitteront la scène chacun de leur côté. Sans à peine s'accorder un regard.