Il est patriote, ancien combattant et parfois raciste, dans le clan républicain. Pour les démocrates, il serait exagérément humble et travailleur. C’est le citoyen parfait et la vache à lait électorale. Chaque fois que les Etats-Unis se cherchent un nouveau président, the «real American» vient truster la campagne, avec ses godasses pleines de boue, ses outils et ses phalanges usées. Vous trouvez cela un peu cliché? Ça l'est. Mais les deux candidats en ont tellement besoin que le jeu en vaut la chandelle.
A en croire Donald Trump et Kamala Harris depuis quelques semaines, le «vrai Américain» ne se planque pas dans un loft à Brooklyn, mais dans les plaines reculées du pays et si possible dans l'un des swing states. Et tout porte à croire que sa qualité de vie importe moins que son vote le 5 novembre prochain.
Si Trump affirmait, en 2022, que les «Blancs sont discriminés aux Etats-Unis», il se montre moins direct aujourd'hui. Le «real American» est la «ménagère de banlieue», «l'homme et la femme oubliés», celui qui «aime son pays».
Ce sont surtout des citoyens qu'il faut soi-disant «protéger». La menace? Les immigrants illégaux et la corruption qui gangrène Washington. En embarquant JD Vance dans sa campagne, Trump voulait aussi d’offrir une «caution campagnarde», lui qui vit bien loin des tracasseries de la classe ouvrière. Raison pour laquelle, aussi, il a déjà atterri deux fois dans le Wisconsin depuis le début de l’année, là où les électeurs blancs et ruraux sont les plus nombreux de tous les swing states.
Si on vous en parle aujourd'hui, c'est que ce «real American» a le pouvoir de faire basculer le scrutin et qu'on nous le met sous le nez dès que l’on s’éloigne des grands centres urbains. L'autre jour, en route pour le bled de Mosinee, dans le nord du pays, on a fait la connaissance de Brady sur une aire d'autoroute et un Burger King du Tennessee, comme il y en existe des milliers aux Etats-Unis.
Presque. En nous entendant pester sur les miles qu'il nous restait à avaler avant d'atteindre le meeting de Donald Trump, Brady a voulu tester son français en nous demandant ce qu'on fichait là, comme si nous nous étions perdus en route.
Nous étions pourtant à quelques dizaines de miles de Nashville, ce Disney World de la country qui est tout de même sur la feuille de route de bon nombre de touristes. Anyway, Brady tient malgré tout à nous mettre en garde, non sans une certaine ironie.
Le trentenaire ne finira pas sa phrase, mais ses silences se montreront généreux en sous-entendus. «Ils sont authentiques?», qu'on lui soumet naïvement pour mieux comprendre. Il hoche la tête.
En vérité, les «vrais Américains» ne peuvent pas se permettre de traverser le pays en bagnole, comme nous le faisons en ce moment. Ils bossent dur et portent un jugement sévère sur les citadins, forcément privilégiés et déconnectés. Un «autre monde». Et un avertissement qui sonnait comme une douce menace: «They're not like us», comme le chante Kendrick Lamar.
Si Brady se permet de jouer au sociologue de fast-food, c'est qu'il est originaire de Los Angeles. A la fois le fief de la démesure et du progressisme, son comté avait pourtant offert plus d'un million de votes à Trump en 2020, soit «les 633 comtés les plus ruraux réunis», rappelle le Washington Post.
Forcé de rejoindre le Tennessee pour raisons familiales, six mois plus tôt, notre interlocuteur avoue n'avoir pas tout à fait terminé de digérer le choc culturel.
Précision qui a son importance: le très rouge Tennessee n'a pas voté pour un candidat démocrate depuis 1996 et un certain Bill Clinton, originaire de l'Etat voisin, l'Arkansas. En gros, seules les grandes villes de Nashville et de Memphis peuvent encore pencher à gauche, pour la beauté du geste, comme ce fut le cas en 2020 avec Joe Biden.
Ces courtes analyses, déposées au bord de l'Interstate 65 par notre ami Brady, n'avaient rien de politique et auraient très bien pu résonner à Moudon. Mais à moins de deux mois de l'élection présidentielle, ce «real American» est la star involontaire d'une campagne qui devrait se jouer les pieds dans les champs. Et Donald Trump, dont on sait qu'il «adore les citoyens peu instruits», n'est pas le seul à bichonner cet Américain un brin fantasmé, pour espérer s'emparer de la Maison-Blanche.
En choisissant Tim Walz comme colistier, la cool Kamala Harris sentait, elle aussi, qu'elle avait besoin d'un passeur pour arpenter plus sereinement les rudes terres du Midwest.
Le «coach de l'Amérique», comme il est désormais surnommé, né dans un coin paumé du Nebraska (qui n'a pas voté démocrate depuis 1964), s'est mis tout de suite au boulot. En invoquant notamment ses anciens copains de classe dont «aucun n'a fait Yale» et en mettant le paquet sur les valeurs de l’Amérique rurale.
Si son pedigree semble clair dans l'esprit des deux candidats à la présidentielle, on a décidé de le soumettre aux principaux concernés. Et en déposant nos bagages dans la bouillonnante Nashville, on imaginait bien que l'on allait tomber sur des citoyens en provenance de tous les Etats voisins, précisément ceux qui vont compter le 5 novembre prochain.
«C'est quoi un vrai Américain?» Si cette question semble désarmante de simplicité, les réponses le seront parfois beaucoup moins. Une chose semble actée, le «real American», que l'on soit démocrate ou républicain, est un «citoyen honnête» qui «paie ses factures» et «n'emmerde personne». Pour ce jeune homme noir, posé devant l'entrée d'un motel avec une clope au bec, le vrai américain c'est aussi «un homme qui fait le bien autour de lui». Plutôt à gauche, mais peu motivé par la campagne présidentielle, Noah, originaire du Tennessee, veut surtout nous dire qu'il n'est pas dupe:
Alan et Tiffany votent rouge et vivent à Pensacola, une zone militaire située dans le nord de la Floride, non loin de la frontière avec l'Alabama. Un couple qui se considère sans sourciller comme de vrais Américains. Pour eux, c'est quelqu'un qui «aime son pays».
Mais ça veut dire quoi, au fond, «aimer son pays»? Une question piège, apparemment. «Wow, comment vous décrire ça? Je pense qu'il faut penser au bien de la nation, c'est un état d'esprit», se risque Alan, peu sûr de lui. Histoire d'offrir un peu d'aspérité à sa réponse, l'homme à casquette Nike se repose immédiatement sur son père. Un ancien combattant. Autrement dit, un homme qui a mouillé son treillis pour «défendre les Etats-Unis».
Son épouse renchérit: «Il s'est pris une balle sur le bord du visage aussi!» Tiffany en profite pour nous donner sa propre définition du «real American», ce citoyen «fier» qui ne «profite pas du système» et qui «participe à la grandeur de notre pays», comme pour paraphraser Donald Trump.
Selon eux, et sans grande surprise, l'un des problèmes que le prochain président ou la prochaine présidente devra régler, c'est l'immigration: «Ce n'est pas normal que n'importe qui puisse entrer aux Etats-Unis aussi facilement. C'est d'abord une question de sécurité».
Avant de prendre congé, on précise à ce couple de républicains que l'on est stationné à Miami pour deux mois. L'homme éclate de rire: «Alors ça! Allez poser votre question là-bas, parce qu'il n'y a pas de vrais Américains à Miami! Ils sont riches et s'en fichent complètement de notre pays!».
Sur le Walk of Fame de Nashville, là où plusieurs dizaines d'artistes se produisent jour et nuit, simultanément et à quelques mètres les uns des autres, on saute sur une bande de jeunes pour nous assurer qu'ils se considèrent bien comme de «vrais Américains».
Posée ainsi, la question paraît totalement absurde et leurs regards le confirment: «Hein? C'est quoi ça? Tu veux savoir quoi exactement?» On leur explique alors que Trump et Harris comptent sur les «real Americans» pour gagner la présidentielle. «Oh! C'est du bullshit de politiciens, ne faites pas attention, c'est le même truc tous les quatre ans», nous avertit Greg, qui vit à Indianapolis:
Vaguement de gauche, la bande ne s'intéresse pas tant à l'élection du 5 novembre. Ce sera d'ailleurs le cas de plusieurs jeunes qu'on interpellera dans la foulée. Cette notion de «vrai Américain» n'atteint manifestement pas les électeurs plus jeunes. Même ceux qui ne sont pas originaires d'une grande ville:
On comprend surtout que la notion de «real American» est bien une arme conservatrice et que les démocrates peinent à rattraper leur retard dans ce vivier «d'authenticité».
Un couple d'un certain âge et en provenance du Kentucky, qui va «sans doute» voter pour Kamala Harris en novembre, nous le confirmera: «Aujourd'hui, pour peu que l'on travaille dur et que l'on est fier d'être américain, on est tout de suite considéré comme des trumpistes». Lors du débat présidentiel qui a lieu cette nuit (heure suisse), pour sûr que le «real American», que l'on trouve aussi dans le camp des indécis, sera à nouveau au cœur des discussions.