«Hey, miss!» La basket à peine posée sur la pelouse qui fait office de parking, je sursaute déjà. A quelques mètres, un homme me hèle. Le prototype du parfait trumpiste. Deux dents en moins, la barbe touffue et grisonnante, l'air de tirer sur les moineaux à la carabine depuis son rocking-chair pendant ses moments d'ennui. Le genre de personnage qui m'aurait, en temps réel, poussée à changer de trottoir. Je lui renvoie une moue gênée. Hmm, oui? C'est à moi que vous causez? C'est à quel sujet?
Avec un sourire, mon interlocuteur montre du doigt la casquette militaire estampillée «US Marines» que j'ai enfilée pour débarquer dans ce nid de pro-Trump. Merde alors, il m'a déjà démasquée?
La dégaine était travaillée, pourtant. Doudoune imprimée en treillis, lunettes Oakley et veste de trappeur. Pour mieux intégrer et comprendre le fonctionnement de cette planète à part que les médias ont baptisée «trumpworld», adopter le look typique de l'emploi semblait l'option la plus raisonnable. Tout l'attirail a été déniché la veille dans un supermarché Walmart. Ajoutez à cela la tignasse de blondasse et les gros mollets, me voici «Trump girl» en puissance.
L'homme me tend un exemplaire de la fameuse casquette rouge Make America Great Again. Un accessoire capital. «20 dollars», précise-t-il. Ok. Autant jouer le jeu jusqu'au bout. Je lui tends un billet.
Quelques minutes plus tôt, l'aube se lève sur Mosinee, paisible bourgade de 4500 habitants paumée au milieu du Wisconsin, au nord des Etats-Unis. C'est ici que se tiendra le meeting de l'ancien président en campagne. Il est 6 heures du matin, la température flirte avec le zéro degré. Il est recommandé d'arriver tôt. Juste le temps de s'offrir un café bien chaud à l'emporter, avant de foncer à l'aéroport de la ville où se tiendra le rallye.
Il suffit d'une minute sur le parking frigorifié pour saisir qu'à Mosinee, ce jour-là, il se trame quelque chose d'inhabituel. Dans la queue du Starbucks du coin, six membres du Secret Service trépignent. Impressionnant, forcément.
L'ambiance entre les collègues, pourtant, est détendue. Les conversations chaleureuses. Un peu comme leur commande, qui va du Pumpkin Spice Latte à l'Acaï strawberry rose bonbon. Le tout, accompagné de l'indispensable tranche de banana bread et de plusieurs fried donuts. Une douceur qui tranche avec l'uniforme sombre et le gun à la ceinture.
7 heures tapantes. Gobelet de café en main, casquette MAGA flambant neuve sur la tête, nous nous glissons dans la queue pour accéder au site. Entre 4000 et 5000 participants sont attendus. Depuis l'aurore, des centaines de fans se pressent. Et c'est déjà un festival. Les drapeaux étoilés flottent dans le ciel bleu glacé, la musique pop est à coin. Aux visières rouges se mêlent les chapeaux de cow-boys à paillettes et autres couvre-chefs à plumes qui rivalisent d'ingéniosité. Pourvu que ça hume bon l'Amérique et que T-R-U-M-P soit inscrit en lettres capitales quelque part.
C'est bien la première fois que je baigne au milieu de fans de Donald Trump. Dans mon entourage, et plus largement en Europe, le 45e président des Etats-Unis suscite un mélange de dégoût, de peur, de rejet ou de ricanements. Idem pour ses électeurs. Pas plus tard que la veille, une amie me souhaitait un ultime «Bonne chance!» angoissé sur WhatsApp, à l'idée de mon immersion imminente en territoire hostile. Comme si je n'allais jamais revenir.
Sur place, pourtant, force est de constater que l'ambiance est civilisée et bon enfant. Moi qui m'attendais à des heurts, des bousculades voire à des coups de feux pour pouvoir s'approcher au plus près de l'idole incontestée (qui ne pointera son nez qu'en début d'après-midi), aucune mitraillette ni beuglement féroce. Juste une joyeuse discipline.
En attendant de passer les portails de sécurité, j'échange avec un couple du coin. La cinquantaine bien passée, hoodies et dégaine sobre, à l'exception des casquettes MAGA qu'ils viennent, tout comme moi, d'acheter à un vendeur ambulant. Polis, sympathiques et surtout pro-Trump jusqu'au bout des orteils. On papote de la tentative d'assassinat de leur héros et les erreurs du Secret Service («inadmissible, quelqu'un doit être viré pour ça») ou le choix de JD Vance comme colistier («surprenant» mais «juste»).
«C'est un ancien militaire, comme moi. Et il sait ce qu'il se passe dans des coins comme ici», approuve ce père de famille, dont les enfants devenus grands ont quitté l'Etat du Wisconsin pour la Californie.
Il lui faudra aussi, inévitablement, évoquer à un moment la théorie de «l'élection volée» à Donald Trump, en 2020.
Des théories qui sortent ici ou là dans la bouche des participants qui trépignent à nos côtés. Il suffit d'un hochement de tête, d'un «Yeah!» ou d'un «Right!» suffisamment enthousiastes pour faire partie du club. MAGA, c'est une grande famille. Du moment où vous avalez les paroles du maître et les recrachez comme des versets bibliques, on vous accepte volontiers. Les bras great ouverts.
Au terme de deux heures d'attente, les portes s'ouvrent enfin. Direction le service de sécurité. La fouille est méticuleuse, mais bien organisée. Vite fait bien fait, étant donné que le moindre objet personnel ou presque est strictement prohibé - des porte-monnaie aux «toasters». A l'exception d'un peu de cash et de nos téléphones, nous avons été priés de tout laisser dans la voiture.
Nous sommes dirigés aux abords d'une scène montée à même le tarmac de l'aéroport. Premiers arrivés, premiers servis. Les plus rapides pourront s'installer sur des chaises en plastique à quelques mètres de Donald Trump. Là encore, calme et politesse sont de rigueur. Plutôt que de se jeter sur les meilleures places, la plupart des participants préfèrent aller s'approvisionner en popcorn, burgers et cheeses curds, ces petites boules de fromage frit qui font la fierté des Wisconsinois.
Nous optons pour une place debout avec une vue dégagée, à une quinzaine de mètres de la scène. Le début d'une autre longue attente, comblée par les discours d'élus républicains locaux, des intermèdes musicaux d'une chanteuse de country et quelques «Trump, trump trump!» braillés avec ferveur. Le public est cosmopolite. Des familles, des jeunes, des couples. Parmi eux, passablement de personnes âgées et de retraités. L'écrasante majorité sont des Blancs issus de la classe ouvrière.
Juste à ma gauche, un grand gaillard de près de 2 mètres, mugshot historique de Trump imprimé sur le t-shirt. Nous échangeons deux mots. Juste pour qu'il m'explique qu'il a déjà vu son idole à plusieurs reprises.
L'enthousiasme de Dave est tel que j'ai envie de le croire. A 13h15, enfin, la country cède au silence. Quelques cris s'échappent de cette épaisse masse bleu-blanc-rouge, au moment où l'avion de l'ex-président se dessine dans le ciel. Le public est fasciné, la musique dramatique, les smartphones dégainés. On peut reprocher beaucoup de choses à Donald Trump. Pas celui de pas réussir ses entrées.
Trump Force One se pose. Quelques instants plus tard, le voilà sur scène. Donald Trump le showman, casquette MAGA et éternel costard, dans une forme pétulante. Autour de moi, ça crie, ça rie, ça approuve de vigoureux «Yeah! He's right!» à chaque affirmation - vraie ou fausse - et ça ricane copieusement à chaque pique envoyée à «Crazy Kamala» et «Sleepy Joe».
A ma gauche, Cheryl, une blonde d'une vingtaine d'années, flanquée de son petit ami, est fascinée. A la fin du discours, qui se prolongera plus d'une heure et demie, elle est aux anges. Ses yeux pétillent des étoiles tricolores. Je ne prends pas la peine de lui demander pour qui elle votera, ce 5 novembre. C'est une évidence. Contrairement à mes idées reçues et mes attentes sur les trumpistes.
Fous, dangereux ou stupides... Je ne saisis toujours pas. Américains jusqu'à la pointe des cheveux, en revanche, c'est une certitude.