20 avril 1979. De passage par sa ferme de Plains, en Géorgie, le président américain Jimmy Carter – décédé ce dimanche –, profite de quelques jours de repos dans sa ville natale pour une sortie de pêche sur un étang du domaine familial. L'air est doux, la végétation déjà luxuriante pour ce début de printemps.
Jimmy Carter n'est pas parti depuis longtemps lorsque qu'il est intrigué par un drôle de phénomène à la surface de l'eau. Un animal s'approche de sa barque. Un petit chien? Un rat musqué? Un castor? Un ragondin, peut-être? Pas du tout. Non, à y voir de plus près, l'exploitant agricole de formation n'en croit pas ses yeux. C'est bel et bien un lapin qui s'approche à la nage de son embarcation. Les narines dilatées, les dents brillantes et «l'air menaçant».
Le président américain fait alors tout ce qui est en son pouvoir pour se protéger. Armé de sa pagaie, il éclabousse la créature pour la faire fuir. La manoeuvre aboutit. Le lapin interrompt l'offensive et fait demi-tour. Troublé par cet incident dont il ressort indemne, Jimmy Carter met fin à sa partie de pêche et rejoint le rivage.
Reste que le président demeure si troublé par les évènements que, sitôt de retour à Washington DC, il témoigne de cette étrange mésaventure animalière avec quelques collaborateurs de la Maison-Blanche. Parmi eux se trouve son attaché de presse, Jody Powell.
Comme ce dernier le racontera dans ses mémoires, les deux hommes sont installés sur le balcon Truman à discuter de «nos compatriotes, de la nidification des cailles et de sujets similaires d'importance internationale» autour d'une limonade, lorsque le président américain évoque «spontanément» son épopée. Comme un secret brûlant.
«L'animal était visiblement en détresse, ou peut-être fou furieux. Le président a avoué n'avoir eu qu'une expérience limitée des lapins enragés», poursuit Jody Powell dans son livre. «Il n'a pas pu tirer de conclusion définitive sur son état d'esprit.»
Quels que soient les talents de compteur de Jimmy Carter, son récit est aussitôt accueilli avec scepticisme par son auditoire. Certains lui arguent que les lapins ne savent pas nager. D'autres qu'ils n'attaquent pas les gens. Encore moins un président en exercice. Pas même Jimmy Carter, alors très impopulaire.
Le président brandit alors une preuve: une photographie prise au moment de «l'attaque» par un agent de la Maison-Blanche. L'image montre la victime présumée, sa pagaie en main, «quelque chose» dans l’eau prenant la fuite. «Mais on ne peut pas dire ce que c'est!», rétorque un membre anonyme du personnel présidentiel.
Vexé, Jimmy ordonne un agrandissement de l'image pour établir, enfin, la vérité et l'identité de l'agresseur. Un agresseur qu'il affirme alors n'avoir, à aucun moment, battu à coups de pagaie.
Quoi que peu brillante, le sujet du lapin aurait pu s'arrêter là, comme tant d'autres anecdotes évoquées avec ses collègues devant la machine à café. C'était sans compter sur Jody Powell qui, pour des raisons encore obscures, évoquera l'incident auprès d'un journaliste, quelques mois plus tard. Là, les versions divergent.
Alors que Jimmy Carter affirmera dans les années 2010 sur CNN que son attaché de presse aurait évoqué le lapin «dans un bar après avoir beaucoup bu», l'intéressé livre un autre compte-rendu des évènements dans son livre. «Je discutais avec Brooks Jackson, l’un des correspondants de la Maison Blanche pour l’Associated Press, autour d’une tasse de thé, si je me souviens bien».
Selon Jody Powell, le journaliste ne prend pas toute la mesure du scoop. Sans apprécier l'importance de ce qu'il a entendu, Brooks Jackson poursuit la conversation et s'enfile même plusieurs «tasses de thé», peut-être dans l'idée d'en faire un article «agréable et léger».
Mais lorsque, après un embargo de quelques jours, l'article se retrouve enfin en Une du Washington Post avec un titre sensationnaliste, «Le président attaqué par un lapin», et une caricature imitant l'affiche du célèbre film Les dents de la mer... Force est de constater que l'attaché de presse s'était trompé. Un scandale d'Etat est né.
D'autres médias emboîtent le pas et s'emparent avec délice de cet événement, perçu comme métaphore de cette présidence, selon les mots du Washington Post, «maladroite et faible». «Ce qui semblait n’être qu’un moment comique a eu d’énormes répercussions», écrit le biographe Kevin Mattson, dans un ouvrage en 2009. «Ce petit événement suggérait en réalité quelque chose de plus important: le président était désormais stéréotypé comme un faible, incapable de gérer une crise, et encore moins comme un petit animal.»
Une semaine de réunions publiques et conférences de presse, pour forcer le président acculé à expliquer son comportement face à un lapin sans défense. Sans oublier de publier «la» photo de l'évènement - une requête à laquelle l'administration Carter se refusera jusqu'à la fin de son mandat. Peu de temps après l'entrée en fonction de son successeur, Ronald Reagan, après une défaite prévisible du démocrate, une copie de la photo sera mystérieusement ressortie des archives et finira publiée dans la presse.
Jimmy Carter, pour sa part, ne gardera pas rancune de l'affaire du «lapin tueur». Des décennies après cette épreuve médiatique, il l'évoque même avec un certain humour. «C'est devenu une histoire très drôle et durable», se souvient-il sur CNN. «Et nous en parlons encore.»
La preuve.