Alors que la guerre opposant la Russie à l'Ukraine fait rage, et qu'un nombre incalculable d'analyses politiques ont été publiées depuis le déclenchement en février 2022 de l'agression russe, Georges-Henri Soutou propose un pas de côté pour envisager les modalités d'une éventuelle résolution du conflit, en retraçant sa genèse au cours des dernières décennies.
Dans La Grande Rupture, qui vient de paraître aux éditions Tallandier, l'historien spécialiste des relations internationales souligne les manquements de chaque camp dans l'établissement de relations diplomatiques durables, déplorant l'impérialisme du Kremlin, hérité de périodes plus anciennes, mais aussi les manquements d'un «Occident qui n'a pas été brillant» après l'effondrement de l'URSS en 1989.
L'ouvrage, en montrant que ces échecs diplomatiques n'étaient pas inévitables, rappelle combien l'histoire, si elle peut aider à éclairer le présent, ne doit pas déresponsabiliser face à ce dernier pour autant. Extrait 👇
Longtemps, on pouvait encore espérer tenir compte des réalités complexes des provinces ukrainiennes russophones par des accords du type Minsk 2015 entre Ukrainiens et Russes, sous garantie internationale. Cela correspondait à la tendance occidentale depuis les années 1990 à relativiser les frontières et à mettre l'accent sur les droits de l'homme et la protection des minorités dans un système international nouveau.
Mais Poutine est passé d'une volonté d'influence sur la totalité de l'Ukraine à l'annexion pure et simple et prioritaire de sa partie russophone. Cela change radicalement la situation.
👉 Suivez en direct la guerre contre l'Ukraine 👈
Une solution pragmatique, voire cynique, consisterait à placer l'Ukraine, comme un Etat tampon entre la Russie et l'Occident, sous double garantie russe et américaine, sans trop chercher à régler les problèmes de fond. C'est ce qu'a suggéré Viktor Orban, le 27 juillet, au cours d'une visite en Roumanie. Ce n'est pas inintéressant: cela permettrait de trouver une solution peut-être incomplète et provisoire, mais pourrait être fait vite et relativement simplement.
Ou alors, à plus long terme et plus en profondeur, faudrait-il revenir à la notion de frontières claires et viables, et comprendre que c'est un constituant essentiel de la stabilité internationale, malgré les illusions de la mondialisation? Cela vaut aussi pour les Russes et pour les Ukrainiens, mais pour eux, ce serait nouveau, une frontière véritable entre eux n'ayant jamais existé.
Pour les Russes en particulier, ce serait un profond changement politique, psychologique, culturel. Mais après trente-cinq ans de tentatives diverses et peu concluantes pour préserver ou restaurer sous une forme ou une autre l'ancien espace impérial russe, ils y sont peut-être prêts, plus qu'on ne le pense? Les Occidentaux devraient pour leur part abandonner le paradigme libéral de la fin des frontières.
Il faudrait peut-être tenter de prendre à bras-le-corps les deux problèmes non résolus depuis 1918, les conséquences de la fin de la Grande Guerre en Europe centre-orientale et celles de la fin de l'URSS, en créant une frontière nette, correspondant aux lignes linguistiques entre l'Ukraine et la Russie, qui enfin fasse sortir ces pays de l'indétermination géographique et nationale, longtemps maintenue au nom de l'impérialisme russe ou d'une vision idéologique de l'Histoire.
Même si officiellement la question est taboue, beaucoup de responsables occidentaux sont convaincus en fait que la seule issue du conflit désormais serait un accord «paix contre territoire», l'Ukraine obtenant le retour à la paix en échange de concessions territoriales à la Russie. Celle-ci devrait alors sortir de sa tradition d'expansionnisme indéterminé et se rapprocher du modèle occidental de l'Etat-nation. Ce serait pour elle une profonde mutation: peut-on espérer que la guerre d'Ukraine, qui ne se passe pas comme on l'escomptait à Moscou au départ, serait au moins l'occasion de cette mutation?
A partir de là, les garanties dissuasives nécessaires à l'Ukraine face à Moscou pourraient être fournies par l'Otan, dans laquelle Kiev entrerait. Rappelons que cette solution négociée du conflit ukrainien avait été évoquée en 2023 par certains commentateurs connus et influents: la Russie conserverait certains territoires russophones, dont la Crimée, mais l'Ukraine rejoindrait alors l'Otan.
Mais actuellement, officiellement du moins, à l'ouest on ne veut pas en entendre parler. Ajoutons cependant que l'on disposerait le cas échéant d'un organisme pour encadrer ce processus: l'OSCE. L'Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe pourrait en effet reprendre sa place comme forum de négociation entre la Russie et le monde occidental, y compris pour l'Ukraine, où ses missions étaient présentes jusqu'au 24 février 2022.
L'OSCE a sa méthode, issue d'un long processus, fondée sur les principes de l'acte d'Helsinki de 1975, précisés par la Charte de Paris de 1990. L'URSS en son temps n'avait pas peu contribué à l'élaboration de cet organisme et de ces principes, qui accompagnaient d'ailleurs le processus de réunification de l'Allemagne. L'OSCE est un forum permanent pour les problèmes de sécurité (et qui inclut les Etats-Unis et le Canada), et elle peut organiser des missions de surveillance des mouvements militaires, des processus électoraux, etc., qui se sont révélées fort utiles par le passé.
Certes, l'OSCE était chargée de surveiller l'application des accords de Minsk, et l'attaque russe du 24 février 2022 l'a mise hors jeu. Mais, à condition de le vouloir de part et d'autre, on pourrait relancer cet organisme, qui serait le forum le plus à même de rassembler les différentes parties concernées pour élaborer des solutions ou en tout cas limiter la crise. Et qui a l'avantage d'exister.
Beaucoup pensent que cette solution est irréaliste, et de plus en plus avec le durcissement de la guerre. Cependant, il est bien évident qu'un rétablissement véritable de la paix en Europe supposerait le moment venu aussi la reconstruction d'un système continental de sécurité, dont justement l'OSCE a été un élément essentiel jusqu'en 2022. Et on ne voit guère d'autre cadre, en dehors de l'OSCE, qui permettrait de parvenir un jour à un règlement en droit international de la question de la Crimée et des frontières entre la Russie et l'Ukraine, y compris en veillant au consentement des populations.
On est bien sûr conscient de l'extrême difficulté d'un tel processus, qui franchement, paraît actuellement hors de portée, et ce d'autant plus que le conflit dure. Mais en attendant, les autres hypothèses possibles, si le conflit ne s'arrête pas très vite, n'ont rien d'engageant. Y compris celle d'un nouveau degré dans l'escalade, avec une participation plus directe de la part des Occidentaux? Ou d'une soudaine claire victoire russe? Ou d'une prolongation indéfinie d'un conflit gelé, à l'instar de la Corée depuis 1953, comme une nouvelle guerre froide, mais en pire?
Pour le moment, une situation à la coréenne (arrêt des combats, mais absence de règlement de paix) me semble l'hypothèse la plus probable. On doit certes espérer mieux, mais la seule chose qui paraît vraiment exclue, c'est que l'on revienne à l'espoir de 1990, celui d'un monde occidental élargi et stabilisé «de Vancouver à Vladivostok».
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original