Pokrovsk. Un nœud stratégique crucial vers lequel la Russie avance lentement mais sûrement, pendant que l’armée ukrainienne installe des dispositifs de défense. Alors que les premières unités russes se trouvent aux portes de la ville, une terrible guerre d’usure est à redouter.
Ceux qui le pouvaient ont fui depuis longtemps, mais tout le monde n’a pas eu cette possibilité. Selon l’administration locale, 11 500 personnes vivent encore dans la ville. C’est pour cette raison que le Suisse Marc Hebeisen* a choisi de faire le chemin inverse.
Monsieur Hebeisen, pourquoi êtes-vous arrivé à Pokrovsk?
Marc Hebeisen: C'est un enchaînement d'événements qui m'a amené ici — mais au fond, je veux simplement aider les gens ici.
L'Ukraine est-elle dépassée par les événements?
Je ne sais pas. On n'aime pas entendre ça en Suisse, mais voici mon observation: tant que des journalistes occidentaux sont sur place, les évacuations et l'aide sont organisées.
Dans mon immeuble, environ la moitié des appartements sont encore occupés. Principalement par des personnes âgées et des gens ayant besoin de soins. Où peuvent-elles aller? Elles n'ont pas d'argent et personne pour les aider. Avec une pension de 200 euros, on ne trouve pas de logement à Dnipro, Odessa ou Mykolaïv. Les gens sont complètement à la merci de la situation. Ils ne peuvent pas partir.
Mais pourquoi les gens ont-ils si peu d'argent ici? Pourquoi sont-ils si mal lotis? Se pourrait-il que le gouvernement ukrainien ait négligé quelque chose au cours des 20 dernières années?
Selon la municipalité, 11 500 personnes vivent encore à Pokrovsk — et plus aucun enfant. Je peux vous assurer que ce n'est pas vrai. J'estimerais qu'il y a beaucoup plus de personnes — et malheureusement, il y a aussi des enfants. J'en ai vu quelques-uns de mes propres yeux.
Quid des ONG?
Les grandes ONG avec des budgets de plusieurs millions ne sont plus là. Elles sont à Kiev, alors qu'on peut y prendre une douche chaude 24 heures sur 24, manger dans des restaurants chics, aller au cinéma ou dans des boîtes de nuit, comme à Berne ou Zurich. La différence avec l'est de l'Ukraine est gigantesque. Mais il faut bien que quelqu'un fasse le travail ici, sur place.
En quoi consiste concrètement votre aide?
Actuellement, on distribue du matériel de secours, des choses qui peuvent faciliter la vie des gens ici dans les semaines à venir: des poêles ou des couvertures, par exemple.
Vous parlez au pluriel?
Oui, j'ai développé un réseau. C'est ce qui m'a amené à Prokovsk.
Expliquez-moi.
En février, j'étais à Selydove lorsque les Russes ont bombardé la ville. Ce jour-là, l'hôpital a aussi été touché. En mai ou juin, je faisais partie d'une équipe qui a évacué l'hôpital, chargé les équipements et les appareils dans des camions. Je me souviens encore de cette soirée, où nous étions tous ensemble, peut-être sept ou huit personnes, dans l’ancien bloc opératoire, passant une bouteille de vodka et parlant de tout, de Dieu et du monde, mais ne parlant surtout pas de la guerre. Cette soirée restera gravée dans ma mémoire. Et c'est ainsi que l'on entre en contact. Lorsque la ligne de front s'est rapprochée de Pokrovsk, j'ai reçu une liste d'anciens patients de Selydove qui se trouvaient peut-être encore dans la région.
Et avez-vous réussi?
Oui, avec l'aide de chauffeurs de taxi de Kramatorsk. Les gens sont maintenant à Odessa et en Europe. Si nous y sommes parvenus, c'est grâce à d'innombrables personnes qui m'aident dans l'ombre — des Ukrainiens et des étrangers.
Qui rémunère votre travail?
Avant, je travaillais pour une œuvre de bienfaisance, aujourd'hui, je me finance moi-même. Avec mes économies.
Comment se déroule votre journée?
Ici, on ne peut sortir que entre 11h et 15h. Sinon, il y a un couvre-feu. Ma journée commence donc par de la lecture, de l'organisation, des informations, et un peu de YouTube. Ensuite, je vais à la poste. Là, nous réceptionnons les marchandises qui arrivent. Par mesure de sécurité, nous les répartissons ensuite dans différents appartements. Tous les deux jours, nous distribuons le matériel. Beaucoup de choses dépendent de la météo et de la situation sécuritaire.
La Russie mène des frappes de drones contre des civils. Et quand il y a du brouillard, tu les vois trop tard. Ta seule chance, ce sont alors les chiens errants.
Les chien errants?
Lorsqu'ils deviennent nerveux et aboient, il ne faut généralement pas attendre longtemps pour qu'il se passe quelque chose.
Comment se poursuit votre journée?
Au plus tard à 15h, j'essaie de revenir à l'appartement. Dès qu'il fait sombre, la ville devient dangereuse. On ne sait jamais sur quelles sortes de personnages on peut tomber. Malheureusement, il n'y a pas des criminels que de l'autre côté du front. A partir de 16h, il fait complètement nuit. Je passe alors mon temps sur YouTube, Internet, et je lis beaucoup, y compris watson. A 18h, je vais me coucher. La Russie attaque généralement la nuit. A ce moment-là, de toute façon, il est impossible de dormir. Il ne reste plus qu'à attendre le lendemain.
Vous avez l'électricité, Internet, de l'eau chaude?
Je n'ai pas de thermomètre, mais il fait glacial dans mon appartement. Le froid s'infiltre par les fissures, et je porte toujours plusieurs paires de chaussettes et au moins deux pulls à l'intérieur. Une fois par semaine, il y a de l'eau chaude. Je peux alors prendre une douche chaude pendant environ deux minutes. Le meilleur moment, c'est le matin, quand je peux prendre les chaussettes chauffées sur le radiateur et profiter de quelques minutes avec les pieds au chaud. C'est du luxe.
Des bruits de craquement se font entendre en fond.
Vous avez entendu?
Bruit d'explosion.
Je dois tout arrêter. Je dois sortir d'ici.
Cinq minutes plus tard, nous recevons des photos de l'appartement de Hebeisen. L'onde de choc d'une explosion a comprimé deux fenêtres avec leur cadre dans l'appartement. Par miracle, les vitres sont restées intactes. Une demi-heure plus tard seulement, deux ouvriers remettent en place les fenêtres, et trois heures plus tard, nous reprenons notre conversation.
Monsieur Hebeisen, tout va bien chez vous? Les fenêtres sont-elles remises en place?
Oui. Chez moi, les fenêtres sont remises en place, l'électricité fonctionne, j'ai aussi Internet. Jusque-là, tout va bien.
Quand quittez-vous Prokovsk?
J'avais l'intention de partir. Mais on m'a alors promis une grosse livraison de couvertures. Je veux encore la distribuer. C'est pour cela que je suis encore ici — et parce que ce n'est pas si facile de partir. (réd: il a quitté la ville finalement courant décembre avant publication de cet entretien).
Comment votre entourage réagit-il à votre présence ici? Vos frères et sœurs, vos proches?
Mes frères et sœurs vivent leur propre vie — nous sommes tous adultes et suivons des chemins très différents. Mais ils savent exactement comment je fonctionne. Ils savent qu'ils ne peuvent de toute façon pas m'empêcher de faire ce que je fais. En Suisse, il me reste très peu d'amis. Depuis que je suis adulte, j'ai souvent vécu à l'étranger. A 18 ans, je suis allé aux Etats-Unis. Ensuite, j'ai passé 13 ans dans le Sud global. Lorsque je suis revenu en Suisse, j'ai trouvé la culture de bureau ici extrêmement oppressante et contraignante. J'avais du mal à m'intégrer et à me sentir à l'aise. C'est pourquoi je suis retourné à l'étranger et, à partir de 2018, j'ai commencé à rencontrer de plus en plus d'Ukrainiens. Lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, nous avons commencé, sur une base privée, à distribuer de l'aide humanitaire, d'abord principalement des générateurs diesel. Et ainsi, une chose en a entraîné une autre.
Mais vous prenez de gros risques.
La directrice d'une ONG m'a expliqué qu'il existe une ligne rouge, au-delà de laquelle on ne se sent plus vraiment soi-même, au-delà de laquelle il devient difficile de savoir quand s'arrêter, quand dire que c'est assez.
A un moment donné, cela devient aussi une question de probabilité d'être touché. Ce matin, il n'y avait qu'environ deux cents mètres de différence.
Vous prenez le risque de vous blesser, voire de vous tuer.
Il y a quatre ou cinq mois, je n'en étais pas encore là. Mais depuis que je me rapproche de plus en plus du front, la confrontation avec ma propre mort fait partie de mon quotidien... Peut-être que je suis aussi un peu accro.
Accro?
Oui, le sentiment que je peux vraiment faire la différence ici déclenche énormément de choses en moi. En ce moment, ce sentiment est encore plus fort que le besoin de me mettre à l'abri. Si je pars vendredi, je serai extrêmement désolé pour les personnes qui seront abandonnées ici. C'est aussi le manque d'empathie envers les personnes laissées derrière qui me met tellement en colère. Par exemple dans vos commentaires.
Qu'entendez-vous concrètement par là?
Toutes ces personnes qui réclament toujours plus d'armements et de reconquête ne savent pas vraiment ce que cela implique. Sans parler du fait qu’il manque de toute façon du personnel pour ça en Ukraine. Lorsque la Russie a envahi, elle a pris de vastes territoires presque sans résistance. Aujourd'hui, environ trois millions d'Ukrainiens vivent dans ces zones. Vivent-ils bien? A ce que je peux en juger, pas plus mal qu'avant. Une reconquête signifierait tirer sur ces gens — il n'y a pas d'autre moyen de chasser les Russes.
Le fait que l'Ukraine devrait tirer sur ses propres citoyens lors d'une reconquête, qui se sentent pour une grande partie vraiment rattachés à la Russie, est souvent simplement omis dans les rapports occidentaux. Même sur watson, je n'ai jamais lu un article à ce sujet. Ne trouvez-vous pas cela choquant? Nous n'avons pas besoin de discuter de la question de la culpabilité. Sans la Russie, les gens ne seraient pas dans cette situation aujourd'hui. Mais cette question de la culpabilité passe rapidement au second plan lorsque les premières bombes tombent. Là, il s'agit uniquement de survivre. Croyez-moi, à ce moment-là, on devient vite très pragmatique.
Mais il ne peut pas non plus y avoir de percée russe?
Non. Mais se bercer dans l'illusion que chaque Ukrainien est prêt à se sacrifier héroïquement pour la patrie, c'est naïf et cruellement faux.
La population est-elle divisée?
Il y a des opinions très différentes. Le père d'une collègue a été tué, sa maison et sa fortune détruites. Elle veut la mort de tous les Russes. Il y a des Ukrainiens et des Ukrainiennes comme ça. Mais il y a aussi le contraire. Dans l'est de l'Ukraine notamment, il y a beaucoup de gens qui se sentent appartenir à la Russie. Je connais un vieil homme ici, né en 1927, qui a encore combattu pour les Russes contre l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
Lors d'un référendum à l'époque, plus de 80% des habitants de l'est de l'Ukraine avaient également voté pour l’indépendance.
C'est vrai. En temps de paix, il est facile d'être ukrainien. Mais beaucoup ici ne se sentent pas suffisamment soutenus par le gouvernement. Et quand les Russes arrivent et qu'ils s'en préoccupent un peu plus, on chante leur hymne. La vie et la situation ici ne sont pas en noir et blanc. C'est une soupe grise. Et un opportunisme pragmatique aide à survivre. Je comprends tout à fait cela.
La guerre, c'est tout simplement de la merde. Mais si l'on raconte cela en Suisse et que l'on n'emboutit pas exactement la même trompette que tout le monde, on est aussitôt diffamé comme un troll de Poutine par des gratte-papiers anonymes. Par des gens qui n'ont jamais mis les pieds en Ukraine, par des gens qui n'ont rien vu de leurs propres yeux. Rien du tout. Et q ui n'ont pas assisté à des dizaines d'enterrements. Mais vous savez quoi: d'une certaine manière, je comprends aussi ces gens. En pensant en noir et blanc, on dort probablement plus tranquillement.
Que faire?
Je ne sais pas. Je ne vois pas comment l'une des parties pourrait s'en sortir la tête haute. C'est tout simplement horrible.
Qu’allez-vous faire vous?
Quand je partirai d'ici. Je serai infiniment triste de laisser les gens. Par exemple, ma propriétaire, qui n'est encore là que parce que son père est âgé. Elle a tout fait pour moi: cuisiner, nettoyer, essuyer mon sang... mais elle dit qu'il ne lui arrivera rien.
Resterez-vous en Ukraine?
Je ne sais pas encore. Je devrais revenir en Suisse un jour pour soigner mes blessures. Mais un de mes bons camarades ici a trouvé un nouvel emploi. Peut-être que je vais y travailler. On verra bien. Je ne planifie rien — j'ai toujours vécu de manière très spontanée. Au jour le jour.
Au lendemain de cet entretien, Marc Hebeisen nous informe qu'un bébé de trois mois a été blessé lors d'une attaque à la roquette sur Prokovsk. Entre-temps, son accès Internet a été coupé et on s'attend à une intensification des tirs sur la ville. Marc Hebeisen a quitté Pokrovsk comme prévu vendredi matin, par un froid glacial, en bus.
*Nom connu de la rédaction. Afin de ne pas compromettre davantage sa sécurité, nous utilisons ici un pseudonyme.
(Traduit et adapté par Noëline Flippe)