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Ukraine: enrôlés par Poutine, des Irakiens racontent

Recrutés par les réseaux, ces mercenaires irakiens morts en Russie.
Les jeunes qui s'engagent dans l'armée russe sont appâtés par le gain, et laissent bien souvent des familles endeuillées derrière eux.Image: KARRAR JABBAR / AFP, montage watson

Enrôlés par Poutine et «enterrés en secret»: des Irakiens racontent

Avec sa guerre en Ukraine, la Russie cherche continuellement de nouvelles recrues, et ne manque pas d'ingéniosité lorsqu'il est question de convaincre de jeunes hommes issus de régions pauvres de s'enrôler. Mais, au bout des promesses et de l'argent, se trouve bien souvent la mort.
09.11.2025, 15:5309.11.2025, 15:54
Roba EL HUSSEINI, Karar JABBAR, Hayder INDHAR, Bagbad / AFP

Le visage souriant, en uniforme militaire debout dans un champ labouré par les chenilles de véhicules lourds, de la fumée en arrière-plan. C'est le dernier post sur TikTok du jeune irakien Mohammed Imad, apparemment en Ukraine. «Priez pour moi», dit la légende à côté d'un drapeau russe.

C'était en mai. Depuis, les mois ont passé sans un mot, juste des rumeurs. Il a été pris en otage, blessé, il est tombé malade ou a été tué dans la frappe d'un drone ukrainien.

Une disparition incompréhensible

Comme beaucoup de ces jeunes Irakiens combattant en Ukraine, Mohammed, 24 ans, est parti en Russie et s'est enrôlé dans les forces armées de Poutine sans le dire à sa famille. Comme eux, il a été attiré par les promesses d'amasser de l'argent et de gagner un passeport russe. Sa mère, Zeinab Jabbar, 54 ans, raconte depuis sa modeste maison de Musayab, au sud de Bagdad:

«Il n'est jamais revenu»

En pleurs, elle ajoute:

«Nous, les Irakiens, avons traversé tant de guerres (...) On a eu notre lot. Qu'avons-nous à voir avec la Russie et l'Ukraine? Deux pays qui se battent, qu'est-ce que l'on a à voir avec eux?»
Zeinab Jabbar montre une photo de son fils, Mohammed Imad, avec lequel elle a perdu contact après qu'il se soit rendu en Russie pour s'enrôler dans les forces armées.
Zeinab Jabbar montre une photo de son fils, Mohammed Imad, avec lequel elle a perdu contact après qu'il se soit rendu en Russie pour s'enrôler dans les forces armées.Image: KARRAR JABBAR / AFP

Mohammed était bébé en 2003 lors de l'invasion de l'Irak par la coalition menée par les Etats-Unis, qui a déclenché des décennies de violences sectaires suivies par le brutal «califat» jihadiste.

Beaucoup de jeunes gens ont dû rejoindre l'armée ou des milices chiites pour combattre le groupe Etat islamique, et s'impliquer dans la longue guerre civile dans la Syrie voisine.

Une jeunesse désabusée séduite par la Russie

Aujourd'hui, dans un pays miné par la corruption et la gabegie où un tiers de la population active est au chômage, un certain nombre a cédé aux sirènes d'influenceurs les poussant sur les réseaux à aller se battre en Ukraine aux côtés des forces russes en échange de conditions irrésistibles.

S'ils en font le choix, ils sont assurés, leur promet-on, d'une prime d'engagement pouvant atteindre jusqu'à 20 000 dollars et d'un salaire mensuel de 2800 dollars, soit quatre fois la solde d'un militaire en Irak. Un passeport russe et une pension font partie du package, ainsi qu'une assurance et une indemnisation en cas de blessure.

Lors d'une enquête de plusieurs semaines, l'AFP a pu parler aux proches de plusieurs jeunes Irakiens de milieu modeste partis rejoindre l'armée russe. Trois sont officiellement portés disparus, un autre est revenu dans un sac mortuaire.

Un recruteur irakien, combattant dans l'armée russe, a également accepté de témoigner. Ce dernier dit dans un de ses posts:

«Donnez-moi un soldat irakien et une arme russe, et nous libérerons le monde du colonialisme occidental»

D'autres partagent des vidéos où l'on peut voir le président russe Vladimir Poutine qualifier ces combattants étrangers de «héros». Les réseaux sociaux TikTok et Telegram regorgent de personnes proposant d'aider les Irakiens à rejoindre les rangs russes en Ukraine.

Un filet digital pour attirer les recrues

Au début de cette guerre, déclenchée par l'invasion russe du territoire ukrainien en février 2022, alors que Moscou soutenait le régime de Bachar al-Assad alors toujours au pouvoir, Vladimir Poutine avait dit vouloir recruter 16 000 combattants au Moyen-Orient. Quelque 2000 soldats syriens auraient ainsi rejoint la Russie.

Désormais, les chaînes de recrutement Telegram visent en Irak un autre public, plus jeune.

Le président russe Vladimir Poutine.
Le président russe Vladimir Poutine.Image: MAXIM SHIPENKOV / POOL / AFP

Des méthodes similaires ont été utilisées en Syrie, en Algérie et ailleurs dans la région et au-delà pour attirer des recrues d'Asie centrale, d'Inde, du Bangladesh du Népal. Jusqu'à Cuba même, selon plusieurs médias.

Tout est prévu: un de ces recruteurs a expliqué qu'il suffisait de fournir la copie d'un passeport, une adresse, un numéro de téléphone pour recevoir une invitation en Russie, nécessaire pour obtenir le visa, le coût du billet serait ensuite pris en charge.

Un autre affirme aider les Irakiens une fois sur place à transférer de l'argent chez eux. Certains donnent même une série de termes militaires à apprendre en russe, comme : «les munitions sont épuisées», «mission accomplie», «nous avons des pertes», «attaque de drone suicide».

La vérité noyée dans la propagande

Mais sur TikTok ou Telegram, au milieu des questions de jeunes prêts à s'enrôler en Russie, se sont glissées celles de familles dont les fils n'en sont pas revenus. Celle de Mohammed est persuadée que c'est la propagande des réseaux sociaux qui l'a embrigadé au début de l'année 2025.

Longtemps, ses proches ont cru qu'il était parti travailler dans la province de Bassora, dans le sud de l'Irak. Jusqu'à ce qu'ils comprennent.

Pendant des semaines, Mohammed a posté des vidéos sur TikTok où on le voit en Russie. Dans l'une d'elles, il se trouve dans la région d'Orel, près de la frontière avec l'Ukraine et de la région de Koursk où les Ukrainiens ont pénétré pendant quelques mois.

Cette photographie montre une publication sur les réseaux sociaux de Mohammed Imad.
Cette photographie montre une publication sur les réseaux sociaux de Mohammed Imad.Image: KARRAR JABBAR / AFP

Après son dernier post, le 12 mai, sa mère l'a appelé, supplié de rentrer à la maison:

«Il m'a dit qu'il allait à la guerre (...) et m'a demandé de prier pour lui»

C'est la dernière fois qu'elle lui a parlé. Depuis, Zeinab Jabbar se lamente:

«Je veux mon fils. Je veux savoir s'il est mort ou vivant»

Une tragique confirmation

La sœur de Mohammed, Faten, a passé des heures sur les réseaux, suivant les Irakiens qui prétendent avoir rejoint l'armée russe, à la recherche d'un indice sur son frère. Elle a récupéré divers témoignages. Selon l'un d'eux, il avait la grippe. Le pire est celui d'Abbas Hamadullah, un utilisateur connu sous le pseudonyme de Abbas al-Munaser.

Munaser, 27 ans, est un de ces Irakiens qui partagent leur expérience dans l'armée russe sur TikTok et Telegram, et offrent leur aide aux potentielles recrues.

Au fil des posts, il est devenu une référence pour Mohammed. Munaser a raconté que le jeune homme avait cherché ses conseils, déterminé à suivre son exemple.

C'est lui qui finalement a annoncé la nouvelle à Faten: Mohammed a été tué près de Bakhmout (est) dans la frappe d'un drone ukrainien contre lequel il a voulu tirer, tandis que les autres se mettaient à l'abri. Son cadavre repose dans une morgue.

Colère et impuissance

Faten, furieuse de ne pas avoir de corps à enterrer ni d'avoir été officiellement informée de son sort, déclare:

«S'il est mort, nous voulons son corps. Cela ne concerne pas seulement mon frère, mais beaucoup d'autres. C'est une honte que ces jeunes hommes aillent mourir en Russie»

Comme Alawi, parti s'enrôler en avril avec Mohammed et dont le père, Abdul Hussein Motlak n'a plus de nouvelles non plus depuis le mois de mai.

Avant de disparaître, le jeune homme de 30 ans appelait sa famille presque chaque jour. Il avait l'habitude d'envoyer des photos de lui et de Mohammed, assis en uniforme militaire dans un bunker ou s'entraînant près de Bakhmout.

«Je lui ai dit de revenir», confie son père, mais il était déterminé à rester jusqu'à la fin de son contrat.

Avant l'enrôlement, l'absence de perspectives

C'est l'histoire aussi de Munaser qui s'en est mieux sorti. Au départ, raconte-t-il, il est allé en Russie dans l'idée de poursuivre à l'ouest en Europe comme des milliers d'autres migrants irakiens. Mais dans les rues de Moscou, des panneaux publicitaires lui ont offert une perspective plus séduisante à ses yeux: rejoindre l'armée. Il explique:

«Il n'y a pas d'avenir en Irak. J'ai fait de mon mieux là-bas, mais je n'ai pas réussi. Il ne s'agit pas de la Russie ou de l'Ukraine. Ma priorité, c'est ma famille.»

Munaser a rejoint l'armée russe en 2024 et détient aujourd'hui un passeport russe.

Il dit qu'il est heureux, car il peut envoyer à sa famille «environ 2500 dollars par mois». Un montant inimaginable pour la plupart des Irakiens, et quatre fois la solde qui lui était versée lors de son bref passage au sein des Forces de mobilisation populaires (PMF), groupes armés entraînés par l'Iran lors de la guerre contre le groupe Etat islamique.

Avec le temps, Munaser est devenu recruteur. Dans une vidéo, Alawi le remercie d'ailleurs de les avoir aidés, lui et Mohammed, à se rendre en Russie. Sur sa chaîne Telegram, il propose des invitations en Russie. Le visa, affirme-t-il, coûte jusqu'à 1000 dollars via une agence de voyages.

Zeinab Jabbar montre une photo de son fils, Mohammed Imad, avant son départ funeste.
Zeinab Jabbar montre une photo de son fils, Mohammed Imad, avant son départ funeste.Image: KARRAR JABBAR / AFP

Une guerre différente

Selon le site internet de l'ambassade de Russie en Irak, un visa à entrée unique coûte jusqu'à 140 dollars. Mais sur les réseaux, des «intermédiaires» exploitent les jeunes Irakiens et prennent un pourcentage sur leurs frais d'inscription à l'armée, met en garde Munaser qui affirme ne rien faire payer. Ces affirmations n'ont pas pu être vérifiées.

Quand il partage son expérience, ce combattant irakien ne tait pas les dangers. Il explique:

«Nous avons vécu de nombreuses guerres en Irak mais celle-ci est différente. C'est une guerre de technologie avancée, une guerre de drones»

Se battre en Russie rapporte de l'argent mais «c'est la mort ici», prévient encore le jeune homme qui dit se battre sous les ordres d'un commandant musulman tchétchène. Il a pourtant signé un nouveau contrat avec l'armée russe pour une année supplémentaire.

Des combattants étrangers toujours plus nombreux

Des milliers de combattants étrangers ont ainsi rejoint les Russes en Ukraine. Le plus grand contingent connu vient de Corée du Nord, et des volontaires chinois les auraient rejoints, selon les dernières informations recueillies. L'Ukraine, de son côté, compte quelque 3500 combattants étrangers, selon son ambassade en Irak.

Les estimations varient sur le nombre d'Irakiens combattant pour la Russie: ils seraient plusieurs centaines au moins, selon des sources sécuritaires irakiennes, beaucoup plus selon des recruteurs et des sources ukrainiennes.

Lambassadeur d'Ukraine en Irak, Ivan Dovhanych, commente:

«Ils ne se battent pas pour une idée. Ils cherchent un emploi»

Contactée, l'ambassade de Russie à Bagdad n'a pas répondu aux demandes de réaction.

Un phénomène combattu en Irak

Les Irakiens ont longtemps combattu à l'étranger, beaucoup en rejoignant des factions locales pro-iraniennes aux côtés de la Russie en soutien à l'ancien président syrien alaouite. L'intervention avait alors une dimension religieuse, dans le but de protéger les sanctuaires chiites en Syrie.

Bien que la Russie entretienne de bonnes relations avec l'Irak et ait longtemps fourni des armes et une formation militaire à l'armée du régime de l'ancien dictateur Saddam Hussein, elle a peu de liens religieux et historiques avec la majorité chiite du pays.

Bagdad s'est efforcé de rester neutre dans la guerre actuelle et ne souhaite pas que sa jeunesse aille combattre pour la Russie en Ukraine. Au contraire.

En septembre, un tribunal du sud du pays a condamné un homme à perpétuité pour trafic d'êtres humains, l'accusant d'envoyer des personnes combattre «dans des pays étrangers». Une source de sécurité a déclaré qu'il «recrutait» pour la Russie.

Le même mois, l'ambassade d'Irak à Moscou a mis en garde contre «des tentatives de séduire ou de contraindre certains Irakiens résidant en Russie ou à l'étranger à rejoindre la guerre sous divers prétextes.»

En Irak, le mot «mercenaire» est particulièrement péjoratif.

De l'opprobre pour les familles touchées

L'oncle d'un Irakien disparu en Russie depuis plus de deux mois a espéré que le gouvernement sévisse contre ceux qui attirent les jeunes hommes dans le piège de la guerre russe en Ukraine.

Le tabou est tel, que la famille d'un jeune homme a quitté son village natal dans le sud de l'Irak juste après son enrôlement, a confié l'un de ses membres. En septembre, il est rentré chez lui dans un sac mortuaire et a été enterré une nuit, sans proches pour le pleurer, tant le sentiment de «honte» était lourd.

La famille, qui a reçu plus de 10 000 dollars avec le cadavre, fait face à la désapprobation de sa communauté, dont beaucoup pensent que leur fils les a déshonorés, poursuit cette source. L'oncle conclut, le cœur lourd:

«C'est déchirant. Un garçon est mort à l'étranger et a été enterré en secret»
La guerre en Ukraine en images
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Un bâtiment en flammes après un bombardement russe, Kiev.
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Un Népalais témoigne: il combattait en Ukraine pour la Russie
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