J'ai rencontré les Colombiens qui combattent Poutine pour 1400 dollars
Des bandes de forêts découpent la steppe, censées protéger les vastes champs du vent. Mais ici, beaucoup de terres ne sont plus cultivées depuis longtemps. Le front se rapproche, même dans le sud de l’Ukraine. Quelques paysans restent encore dans leurs maisons aux toits d’amiante, vestiges de l’époque soviétique, avec leur puits à manivelle et les toilettes au fond du jardin. Des nuages noirs s'amoncellent à l'horizon.
Nous nous arrêtons près d’une ferme abandonnée. Huit hommes à la peau mate et aux cheveux noirs sortent tour à tour. Ils ne sont pas Ukrainiens. Chaussés de sandales en plastique bon marché, parfois torse nu, ils nous saluent. Nous échangeons en espagnol – ou plutôt dans un mélange bancal d’italien et d’espagnol. Les hommes sont ravis de pouvoir enfin parler dans leur langue.
«Coño» plutôt que «bljad»
Taras, l’officier ukrainien qui nous accompagne, parle un peu anglais en plus de l’ukrainien et du russe. Malgré cela, la communication entre le chef et ses hommes reste laborieuse: la plupart des Colombiens ne comprennent que l’espagnol. Il y aurait pourtant beaucoup à dire. Le groupe est bouleversé: un drone russe vient de tuer l’un des leurs, ainsi qu’un soldat ukrainien, à une vingtaine de kilomètres d’ici.
Contrairement aux Ukrainiens, les mercenaires colombiens peuvent rompre leur contrat avec l’armée – et c’est précisément ce qu’ils viennent de faire, en réaction à la mort de leur camarade. Pour Taras, cette désertion tombe mal: ses effectifs fondent, et il tente de convaincre les hommes de signer un nouveau contrat.
Je connais Taras depuis trois ans. A l’été 2022, il m'a montré une attaque avec un petit drone artisanal. Je ne savais pas s’il fallait rire ou pleurer, mais l’engin a bien réussi à atteindre une cuisine de campagne russe. Je n'imaginais pas à quelle vitesse cette technologie évoluerait ni à quel point elle transformerait la guerre.
Taras travaille avec des Colombiens depuis environ un an et demi. De l’espagnol, il n’a retenu qu’un juron: à la place du fameux «bljad» – mot grossier courant dans les tranchées ukrainiennes comme russes –, il ponctue désormais ses conversations téléphoniques d’un sonore «coño», comme ses soldats latinos.
L'argent comme moteur pour les soldates colombiens
Que font ces hommes sud-américains au milieu de la zone de guerre? En Ukraine, ils ont la réputation d’être de bons combattants. Beaucoup ont une expérience militaire ou policière, ou ont même servi dans des milices. Taras explique:
Mais la principale motivation de leur venue en Ukraine reste le salaire. En Colombie, ils gagnaient difficilement l’équivalent de 500 francs par mois. En Ukraine, c’est bien davantage, me racontent-ils. Le montant dépend du nombre de jours passés dans la zone de combat ou à l’arrière. Et c’est précisément ce que Taras doit clarifier avec eux: combien ils seront payés et quels risques ils devront prendre.
Les Colombiens refusent d’être envoyés à la «ligne zéro», les toutes dernières positions ukrainiennes face à l’ennemi. Mais la «zone de mort» commence déjà deux à trois kilomètres avant la ligne de front. Là, il faut se déplacer par petits groupes de deux ou trois. Et même ainsi, le danger est constant.
Taras leur propose un compromis: ils n’iront pas jusqu’à la ligne zéro, mais mèneront des missions un peu plus en retrait, principalement de reconnaissance. Par exemple, vérifier si des drones russes ont largué des mines sur un chemin ou une route pendant la nuit.
Il forme toujours des équipes mixtes, composées à parts égales d’Ukrainiens et de Colombiens:
Salaire trois fois plus élevé
Les hommes veulent savoir s’ils devront eux-mêmes déminer. «Non», les rassure Taras, «c’est le travail des sapeurs. Vous devez seulement signaler qu’un passage est bloqué par des mines. De jour, on les distingue assez bien.» Ils semblent rassurés. Reste à parler argent.
Taras leur présente ce calcul:
Une journée à l’arrière rapporte un peu plus de 18 francs, contre environ 60 francs en zone de combat. Soit un revenu mensuel de près de 1400 francs, presque trois fois ce qu’ils gagnaient en Colombie. Néanmoins un problème subsiste: les Colombiens n’ont plus confiance en leur commandant de bataillon. Alors Taras promet:
C’est l’une des dernières journées chaudes du sud de l'Ukraine. Les Colombiens portent presque tous des shorts. Mais les premiers signes de l’hiver se font voir. Et contre le froid et la nuit qui s’étendent, Taras ne peut rien. «Les Latinos souffrent beaucoup de nos hivers, du manque de lumière et des températures glaciales», explique-t-il.
Et en effet, aucun des Colombiens ici présents ne décide de renouveler son contrat. «On reviendra peut-être au printemps», disent-ils en s’éloignant.
Adapté de l'allemand par Tanja Maeder