David Rigoulet-Roze est chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et rédacteur en chef de la revue «Orients stratégiques». Il est le coauteur, en 2022, de «La République islamique d'Iran en crise systémique» (éditions L'Harmattan). Il réagit aux attaques israéliennes et américaines en Iran.
La guerre est en cours, mais quels sont les buts de guerre d’Israël et des Américains?
David Rigoulet-Roze: A l'origine, le but de guerre déclaré était très clair, à la fois pour Israël et pour les Américains: il s’agissait d’interrompre le programme nucléaire iranien, susceptible d’être militarisé. C’est ce qui a justifié le lancement des opérations par Israël, le 13 juin, avec l’idée de frapper en même temps les sites nucléaires et balistiques, la structure de la hiérarchie militaire, notamment les Gardiens de la révolution – les Pasdarans – sur le modèle appliqué en octobre 2024 contre le Hezbollah au Liban, ainsi que les scientifiques de haut niveau ayant contribué au programme nucléaire.
Puis le but de guerre a évolué...
Dans la logique des événements inhérente à l’opération s’est dessiné quelque chose qui était implicite et qui est à présent de plus en plus assumé par le gouvernement israélien, à savoir la possibilité d’un changement de régime.
Qu'en est-il du côté américain?
C’est plus complexe. Initialement, la position de Donald Trump, en appelant l’Iran à des négociations, était celle de parvenir à un accord sans jamais évoquer un changement de régime. Au contraire, dans ses premières déclarations, le président américain indiquait ne pas être dans la logique de certains de ses prédécesseurs comme George W. Bush. Encore le dimanche 22 juin, après les frappes de la nuit précédente, Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense, a dit, pour expliquer ce qu’il s’était passé, que les principaux sites nucléaires avaient été visés et qu’il n’y avait pas de la part de l’Administration américaine de velléités de regime change.
Qu’en déduire?
Eh bien, qu’en raison de l’obstruction actuelle des dirigeants iraniens à accepter de négocier, il faudrait peut-être un changement de régime. «Il n’est pas politiquement correct d'utiliser le terme "changement de régime", mais si le régime iranien actuel est incapable de rendre l’Iran grand à nouveau, pourquoi n'y aurait-il pas un changement de régime?», a ainsi déclaré le président américain sur sa plateforme Truth Social.
On a coutume de dire que les belligérants ont intérêt à ne pas tout dévoiler de leurs buts de guerre. Est-on encore dans une forme d’ambiguïté côté israélien et américain?
L’objectif déclaré et réaffirmé régulièrement par les responsables de la République islamique, depuis son instauration en 1979, est de faire disparaître l’Etat hébreu de la carte, et cela se retourne contre ce régime aujourd’hui, en grande difficulté tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. L’appréciation de la situation est sans doute plus complexe de la part de l’Administration américaine.
C’est-à-dire?
Les Américains demeurent victimes d’une forme de «syndrome irakien» renvoyant à 2003. Après avoir renversé Saddam Hussein, ils s’étaient pour longtemps ensablés en Orient. Et l’un des effets collatéraux de ce renversement manu militari a été de favoriser malgré eux l’apparition d’abord d’«Al-Qaïda en Mésopotamie», puis de Daech en Irak et en Syrie. Quant à Donald Trump, rappelons qu’il a fait campagne et a été élu pour empêcher que les Américains se relancent dans des aventures militaires au Moyen-Orient. De fait, depuis les frappes sur les sites nucléaires iraniens, qu’il présente comme une opération décisive mais ponctuelle et non pas comme une guerre, il doit déjà gérer sa base isolationniste MAGA qui lui reproche de se renier.
Pourquoi fois dix?
Parce que l’Iran est une vieille «nation-empire», qui s’est construite tout au long de son histoire trimillénaire de manière centripète, en s’efforçant à partir du plateau iranien de maîtriser des périphéries parfois tumultueuses. Si un effondrement brutal du régime se produisait, l’Iran présenterait le risque d’un chaos potentiel. D’autant plus qu’il n’y a pas d’opposition intérieure structurée, susceptible de se substituer au régime actuel et d’assurer une transition organisée. On pourrait alors assister à des velléités centrifuges sur certaines de ces périphéries.
Lesquelles?
Il y a notamment le Baloutchistan au Sud-Est du pays, qui n’est pas perse et qui plus est sunnite sur le plan confessionnel dans un pays fondamentalement de culture chiite; il y a le Khouzistan au Sud-Ouest, qui est certes chiite mais aussi arabe comme en Irak voisin et où se trouvent les principales réserves d’hydrocarbures; il y a le Kurdistan iranien au Nord-Ouest; et puis il y a les Azéris au Nord, qui constituent la première minorité iranienne, jouxtant la république laïque d’Azerbaïdjan voisine, et ennemie déclarée de Téhéran.
C’est probablement cette carte des risques, associée au souvenir traumatique de l’Irak 2003, qui avait jusqu’à présent retenu de l’actuelle Administration américaine.
Mais on ne peut tout de même pas dire que l’Irak 2003 et l’Iran 2025, c’est pareil, non?
Non, ce n’est pas pareil, mais la problématique du «jour d’après», elle, est similaire. On est face à la question d’un grand pays dont le régime pourrait s’effondrer brutalement. Il ya une logique sismique potentiellement difficile à maîtriser.
Ne peut-on pas concevoir un changement de régime en Iran qui ne s’accompagne pas d’une catastrophe?
On ne peut que le souhaiter, mais les attendus demeurent très incertains.
L’opposition qui s’est manifestée récemment, particulièrement après le décès tragique de Mahsa Amini en septembre 2022, est celle de la «génération Z». A savoir une opposition horizontale, pas politiquement organisée, fonctionnant de manière transversale à travers les réseaux sociaux. Il s’agit d’une opposition «activement passive», qui a subi une terrible répression de la part du régime, qui ajustement profité de cette absence d’opposition constituée. La seule opposition un tant soit peu structurée se trouve dans la diaspora iranienne à l’étranger. Mais elle est très divisée entre monarchistes, républicains ou autres.
Si les mollahs chutaient, qui prendrait alors leur place?
On évoque parfois le scénario d’une prise du pouvoir par le corps des Gardiens de la révolution, les Pasdarans, sous la forme d’une «junte militaro-islamiste» qui mettrait de côté un clergé disqualifié et détesté par la majorité de la population. Des Pasdarans qui ont beaucoup d’intérêts à préserver, tout spécialement économiques. Ce n’est pas pour rien si Israël a mené lundi 23 juin des frappes contre leurs différents QG dans la région de Téhéran.
Ces pasdarans auraient-ils toujours une rhétorique antisioniste?
Est-il inconcevable d’imaginer un régime islamique plus modéré, demain, en Iran?
Ce n’est sans doute plus possible aujourd’hui. C’était l’illusion du «mouvement vert» de 2009 qui s’est mal terminé. Contrairement à ses parents justement, la jeunesse iranienne actuelle considère que le régime n’est pas réformable. Il est donc intrinsèquement condamné. Mais on en revient toujours point central du «jour d’après», celui de la problématique d’une alternative au régime de la la République islamique.
On n’est donc pas certain que l’intervention américano-israélienne ne provoque pas quelque chose de pire au statu quo que les premières frappes israéliennes du 13 juin?
C’est toute la question alimentée par le «syndrome irakien». A Washington, on a toujours cela en tête et c’est sans doute pour cela que Donald Trump avait d’abord privilégié l’option diplomatique, même si elle paraît désormais de plus en plus compromise.