«J'ai créé un monstre»: Les origines troubles de la fortune d'Epstein
Plus d'un demi-siècle après son entrée dans la finance new-yorkaise, vingt ans après les premières accusations d'agression sexuelle à son encontre et six ans après la mort du pédophile condamné, le tentaculaire dossier Epstein n'en finit pas de fasciner les journalistes et le public.
Alors qu'un comité de surveillance vient de publier une salve de nouveaux documents et photos liés au financier et à son cercle d'amis célèbres, il y a quelques jours, voilà que le New York Times se pointe à son tour avec une longue enquête sur les débuts du financier et les origines de sa fortune. Une fortune construite à partir de coups de chance, de coups du sort et de coups bas.
Pour comprendre le fonctionnement de Jeffrey Epstein, il faut retourner à l'an 1976. C'est alors un professeur de mathématiques et de physique de seulement 23 ans, à la tignasse ébouriffée et au visage anguleux, engoncé dans un pull à col roulé. Mais l'ex-étudiant a les dents longues et un objectif. Devenir immensément riche.
Un soir du début d'année, Jeffrey Epstein se retrouve convié à un événement dans une galerie d'art du centre de Manhattan. Le jeune enseignant hésite à s'y rendre. A l'époque, il ne sort pas beaucoup. Il se force à accepter.
Il vient de l'apprendre à l'époque, mais ses méthodes d'enseignement n'ont pas convaincu la direction de l'école Dalton. Il est sommé de quitter l'établissement à la fin de l'année universitaire.
A la galerie, le futur chômeur croise un parent d'élève. Ce dernier, très impressionné par les dons exceptionnels du jeune professeur, lui suggère d'entreprendre une carrière à Wall Street. Intrigué, Jeffrey est partant. On le met alors en contact avec un certain Ace Greenberg, un cadre supérieur de la banque d'investissement Bear Stearns.
Même si Jeffrey n'a aucune idée du fonctionnement de Wall Street et de la finance, le professeur fait forte impression lors de son entretien. D'autant que son futur patron, Ace Greenberg, ne souhaite engager que des «PSD»: des personnes pauvres, intelligentes, et animées d'une «profonde ambition de devenir riches». Le jeune professeur, qui a grandi dans une famille ouvrière de Coney Island, a exactement le profil de l'emploi.
Bientôt considéré comme le protégé d'Ace Greenberg, Jeffrey Epstein fait son trou dans le cabinet et, tel le personnage de Rastignac dans le roman de Balzac, ne lésine sur aucune méthode de séduction pour gravir les échelons: à commencer par fréquenter la fille du patron.
«Il était très talentueux», se souvient pour sa part un autre cadre de la banque, Michael Tennenbaum, au New York Times. Mais voilà que, quelques mois plus tard, fin 1976, ce même responsable reçoit un coup de fil des RH de la banque. Si le CV de Jeffrey Epstein inscrit en toutes lettres qu'il est diplômé de deux universités en Californie, en réalité:
Convoqué dans le bureau de son supérieur, Jeffrey Epstein est mis devant le fait accompli. «Vous avez menti sur vos études», lâche Michael Tennenbaum.
«Oui, je sais», lui rétorque calmement son employé. Jeffrey Epstein, en effet, a abandonné ses études universitaires sans jamais obtenir son diplôme. Désarmé par la sincérité de son employé, Michael Tennenbaum décide de lui donner une seconde chance. Des décennies plus tard, il y voit un exemple de la capacité du jeune homme, déjà, à manipuler ses victimes.
Le premier exemple d'une longue série durant laquelle Jeffrey Epstein, pris en flagrant délit, échappera à toute sanction. Doté d'un don exceptionnel pour manipuler les personnes en position de pouvoir, il ne cessera de les exploiter pour amasser sa fortune et, plus tard, orchestrer un vaste réseau de trafic sexuel.
C'est à partir de cet épisode de 1976 que le New York Times se plonge dans les débuts du jeune homme de Brooklyn, passé de prof et trader à moitié licencié, à l'un des gestionnaires de fortune les plus puissants et les plus influents d'Amérique.
Le pool enquête du média américain décrit ainsi de façon détaillée, à force de documents et de témoignages inédits, comment cet «escroc acharné» a «abusé des notes de frais, orchestré des transactions douteuses et fait preuve d'un talent remarquable pour soutirer de l'argent à des investisseurs et des hommes d'affaires pourtant réputés».
Plusieurs rencontres décisives
Et pourtant. Malgré nombre de magouilles et d'entourloupes financières dès la fin des années 70, l'ascension de Jeffrey Epstein à Wall Street et dans la haute société américaine semble irrésistible. Après son départ de la banque d'investissement Bear Stearns, suite à l'ouverture d'une enquête interne à son encontre en 1981, le jeune loup tire profit des relations nouées chez son ex-employeur pour tisser sa toile.
Le financier passe maître dans l'art d'attirer des investisseurs, utiliser leur argent pour réaliser d'importants profits, avant de refuser de les restituer. Rien n'indique qu'il ait jamais subi la moindre conséquence ni remboursé les sommes dues.
Fin 1988, la fortune de Jeffrey Epstein est ainsi estimée à environ 15 millions de dollars, selon un document inédit d'une banque suisse transmis au New York Times par le journaliste d'investigation et professeur de sociologie à l'université de Staten Island, Thomas Volscho. Onze ans plus tard, elle dépasse les 100 millions.
En parallèle, Jeffrey Epstein se bâtit un puissant portefeuille immobilier, avec des acquisitions dans l'Ohio ou à Palm Beach, à environ un kilomètre et demi de la propriété de Donald Trump, Mar-a-Lago.
Un Donald Trump relativement épargné par cette nouvelle enquête, qui se contente de relayer le récent témoignage d'un ancien cadre du casino d'Atlantic City sur CNN, qualifiant le 45e président et Jeffrey Epstein de «meilleurs amis du monde».
Le quotidien ne manque pas en revanche de souligner le rôle primordial joué par Ghislaine Maxwell dans la vie, l'ascension et les crimes du financier. Deux ans après leur rencontre, en 1990, ils forment un couple. C’est à cette même époque que Jeffrey Epstein aurait commencé à manipuler et à abuser de centaines d’adolescentes et de jeunes femmes.
De Mahattan, et bien au-delà. Car Jeffrey Epstein tracera sa route jusqu'à la Maison-Blanche de Bill Clinton, auquel il rendra de nombreuses visites au cours de son mandat. Et qui, lui même, sera convié à Little St James, située au large des îles Vierges américaines, un lieu idéal et discret pour commettre ses crimes sexuels.
Plus de quarante ans après avoir failli couper court à sa carrière, l'ancien patron du financier décédé dans sa cellule en 2019, Michael Tennenbaum, regrette encore ne pas avoir arrêté Jeffrey Epstein lorsqu'il en avait l'occasion. «Je ne me rendais pas compte», affirme-t-il au Times, «que j'étais en train de créer l'un des monstres de Wall Street.»
