Les attentats de Charlie Hebdo ont dix ans. Avec eux s'ouvrent une ère sanglante pour la France et l'Europe: la même année suivent les terribles attentats du 13-Novembre et en 2016, ceux de Bruxelles et l'attaque au camion de Nice — le jour de la fête nationale française. D'autres tragédies suivront, en Allemagne ou au Royaume-Uni.
Avons-nous basculé dans une nouvelle ère, depuis maintenant dix ans, sans nous en rendre compte? Frédéric Esposito, directeur du Bachelor en relations internationales de l'Université de Genève et spécialisé dans l'analyse du terrorisme en Europe, répond à nos questions.
Peut-on dire, 10 ans après les attentats, qu'il y a eu un avant et un après Charlie Hebdo?
C’est surtout la première fois qu’on s’en prend à un média et à ses journalistes. Les envoyés spéciaux en danger sur le terrain, c'est une chose. Mais aller punir ceux qui ont osé faire des caricatures de Mahomet jusque dans la salle de rédaction, c'en est une autre. La thématique de la liberté d'expression, appréciée en France, a particulièrement résonné.
Les années 2015 et 2016 ont vu des attentats particulièrement atroces sur le sol européen. Qu'est-ce qui a changé?
L'électrochoc, c'est la complexité et la coordination nécessaire à ces attentats, pour lesquelles les services de renseignement et de sécurité n'étaient pas prêts.
Et ce, même s'il y avait déjà eu des attentats à Madrid en 2004 et à Londres en 2005. Pour les islamistes, les frontières comptent peu: ils veulent viser l'Europe. Cela fait d'autant plus de services qui doivent se coordonner. Aux Etats-Unis, le renseignement est centralisé au niveau fédéral.
Peut-on comparer Charlie Hebdo au 11-Septembre?
Les deux ont été attribués à Al-Qaïda, contrairement au 13-Novembre, qui est lui «l'œuvre» de Daesh. Une des différences, c'est le profil des assaillants. Le 11-Septembre, il s'agissait de ressortissants saoudiens qui s'étaient infiltrés sur le territoire américain.
Pour le 13-Novembre, nous avons un mélange d'individus déjà présents sur le territoire européen et d'autres, qui viennent de Syrie en passant par les Balkans.
Quel est le rapport de la France avec le terrorisme?
Il est un peu particulier. L'origine même du mot est française et liée à la période de la Terreur, dans le sillage de la Révolution. Au 20ᵉ siècle, c'est notamment un terrorisme d'importation lié à la Guerre froide qui a touché le pays, qu'il s'agisse des attentats d'extrême-gauche du groupe Action directe ou liés à l'Organisation de libération de la palestine (OLP) dans les années 1970 et 80. Le terrorisme islamiste à proprement parler arrive dans les années 1990 avec le Groupe islamique armé (GIA), avec un attentat dans le métro de Paris, près de Notre-Dame, et la prise d'otage de l'avion sur le tarmac de l'aéroport de Marignane. Ce terrorisme islamiste a muté via les attaques Mohammed Merah en 2012 jusqu'à Charlie Hebdo et au Bataclan.
La Suisse, quant à elle, a un peu nié qu’elle était exposée au même risque. Le chemin a été long avant de reconnaître la prégnance de la menace.
La population européenne entend désormais parler de terrorisme presque tous les jours. Que s'est-il passé?
La médiatisation des attentats et les dispositifs mis en place sont, eux, sans précédent et ont certainement laissé une marque sur la population. Du côté juridique, les premières lois françaises visant à renforcer la prévention du terrorisme datent de 1986. Elles ont ensuite été actualisées en 2006, 2015 et 2017.
Nos sociétés démocratiques ont aussi décidé qu'il était important de pouvoir communiquer sur la situation pour monitorer le risque politique en Europe. Certains estiment que cela donne trop d'importance au terrorisme, d'autres que la collaboration à l'international n'a jamais été autant renforcée. A chaque attentat, celle-ci s'améliore encore davantage.
Le but serait tout de même que les attentats disparaissent, non?
C'est sûr. Sur le risque d'un terrorisme international coordonné, le risque est réduit et les dispositifs semblent plutôt efficaces. Pour les actes isolés et opportunistes, comme des attaques au couteau d'individus, la difficulté est toute autre.
S'agit-il d'une nouvelle norme?
Le risque zéro n'existe pas, comme tout un nombre d'enjeux dans nos sociétés démocratiques.
Les gens ont l’impression que ça peut leur tomber dessus à tout moment...
Ces actes de loups solitaires sont spontanés — et indétectables.
Le mode opératoire est aussi beaucoup plus compliqué à empêcher: ce ne sont «que» des hommes avec des Kalachnikovs?
Oui, on est loin d'un risque terroriste avec des bombes sales ou du matériel d'arsenal nucléaire, ce qui était la hantise des autorités après le 11-Septembre. Même Barack Obama l'avait évoqué. Au final, ce scénario — bien que plausible — n'est jamais arrivé. L'utilisation des armes dans les attentats reste simple et, si je peux dire, traditionnelle: des fusils d'assaut, souvent de type Kalachnikov, qu'on retrouve aussi dans les réseaux criminels, dans les mains d'assaillants prêts à se sacrifier.
L’Europe a connu des guerres de religion durant des centaines d’années. Sont-elles de retour?
J’ai envie de dire: Dieu nous en préserve. Fort heureusement, ce n'est pas le cas. Mais la question des tensions sécuritaires rejaillit toujours sur le religieux. On voit aussi dans la situation actuelle en Syrie ou au Liban. Le dialogue entre communautés est un élément clé du vivre-ensemble. En France, où l'Etat est centralisé et laïc et la confession ne fait pas partie officielle de l'identité du citoyen, le dialogue interconfessionnel n'est pas facile.
Et en Suisse?
La Suisse a été préservée de par son morcellement fédéral. C'est aussi le cas en Allemagne. Et puis, il y a une approche pragmatique vis-à-vis des communautés. A l’Université de Genève, nous avons lancé un projet pilote de formation des imams entre 2017 et 2019, alors que cette offre peine à être centralisée en France.
Le débat sur la laïcité a en réalité détourné ce problème au lieu de de l'exposer, ce qui aurait permis d’en discuter librement et d'identifier ses représentants.