En Russie, une lutte de pouvoir fait rage dans l'ombre de la guerre en Ukraine. Depuis des mois, le chef de la troupe de mercenaires Wagner, Evgueni Prigojine, tire en direction de l'armée russe — notamment sur le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d'état-major général Valeri Gerasimov. Presque quotidiennement, Prigojine s'en prend à l'échec de l'armée russe, s'attaque avec véhémence aux élites à Moscou ou met en garde contre une rébellion en Russie.
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Le chef des mercenaires en rajoute semaine après semaine et semble tester ses limites. Il fait même, entre-temps, l'éloge de l'armée ukrainienne.
«Qu'avons-nous accompli?», a-t-il demandé, dans une vidéo, avant de se répondre:
La démilitarisation de l'Ukraine a également échoué: «Ils avaient 500 chars au début de l'opération spéciale, ils en ont maintenant 5000. Ils avaient 20 000 soldats, ils en ont maintenant 400 000».
Qu'est-ce qui motive le chef Wagner? Il est évident de constater que Prigojine n'attaque jamais directement Vladimir Poutine. Ses diatribes sont toujours dirigées contre le commandement de l'armée. Et pourtant, elles sont risquées pour le Kremlin: car les insultes de Prigojine placent l'échec de l'armée russe en Ukraine au centre de l'opinion publique russe, ce qui pourrait compromettre le soutien à la guerre.
Les observateurs internationaux s'étonnent d'autant plus que Poutine ait jusqu'à présent laissé son sbire faire ce qu’il veut. Ces dernières années, la dictature russe a écrasé l'opposition, anéanti la société civile et réprimé toute voix critique. Pourquoi Prigojine est-il autorisé à parler librement, sans avoir à craindre de conséquences?
Il pourrait y avoir des raisons stratégiques à cela. «Prigojine opère dans les limites que lui impose le Kremlin», a appris T-online de sources de sécurité occidentale. L'ancien cuisinier de Poutine conserverait donc des liens personnels avec le dirigeant du Kremlin.
Le chef des mercenaires remplit une fonction importante pour le Kremlin: Prigojine donne une voix politique à un segment de plus en plus bruyant de la population russe, les nationalistes et les partisans de la guerre. En même temps, il canalise leur colère contre le commandement militaire russe en raison des échecs russes dans la guerre en Ukraine.
«Prigojine est le paratonnerre de Poutine. La colère des nationalistes face aux lourdes pertes sur le champ de bataille touche le commandement de l'armée, pas le Kremlin. C'est Prigojine qui s'en charge», explique-t-on dans les milieux sécuritaires occidentaux.
Gustav Gressel, spécialiste de l'armée et de la Russie, voit lui aussi une stratégie de Moscou derrière les colères de Prigojine. «Prigojine donne en Russie un espace aux acteurs du camp national-patriotique pour critiquer le commandement de l'armée et une partie du gouvernement», explique Gressel à T-online. Selon lui, Prigojine marche sur la fine ligne qui consiste à attaquer le système sans s'en prendre directement à Poutine. Le président russe autorise cette querelle «tant qu'il peut s’en remettre».
Ce n'est pas la première fois que les subordonnés de Poutine se battent entre eux sans que le chef n'intervienne dans la Russie de Poutine. Des experts russes comme Catherine Belton ont décrit en détail comment le système de pouvoir de Poutine repose sur des luttes de pouvoir au sein de l'élite russe.
Et cette fois encore, Poutine a longtemps contemplé les dirigeants militaires russes et Prigojine se disputer les faveurs du président, attendant de voir qui sortirait vainqueur du conflit. Avec cette tactique perfide, Poutine consolide son pouvoir et cela lui permet de se ranger publiquement derrière le vainqueur du conflit à la fin.
Le ministère de la Défense avait exigé des mercenaires Wagner à signer des contrats directement avec le ministère de la Défense avant le 1er juillet. Cela les placerait directement sous l'autorité du Kremlin. Pour Prigojine, ce serait une défaite amère qui lui ferait perdre du pouvoir. Après tout, il est censé commander des milliers de combattants, ils sont le fondement même de son influence en Russie.
Prigojine a jusqu'à présent refusé, mais Poutine passe désormais à l'action: lors d'une rencontre avec des reporters de guerre et des influenceurs mardi à Moscou, il a réaffirmé que les mercenaires devaient signer les contrats. Le statut des associations privées de bénévole doit être mis le plus rapidement possible en «conformité avec la loi et le bon sens», a déclaré Poutine.
Prigojine s’est révélé très utile pour la guerre menée par les Russes et le chef de Wagner a aussi pu montrer à quel point le Kremlin était devenu dépendant des troupes paramilitaires.
Les combattants de Prigojine ont été utilisés comme des pompiers de service sur le front, partout où les troupes régulières russes étaient à des endroits difficiles. Les combattants de Wagner se sont emparés de la ville de Bakhmout dans l'est de l'Ukraine au cours d'une bataille qui a occasionné beaucoup de pertes. A ce jour, c'est l'un des rares succès des troupes russes au cours des dix derniers mois. Mais après un échange public avec le commandement de l'armée, Prigojine a retiré ses combattants de Bakhmout fin mai.
Il faut maintenant voir si les soldats réguliers envoyés par le Kremlin pourront supplanter les troupes de Prigojine. Si les lignes de défense russes résistent à la contre-offensive ukrainienne, ce serait le moment opportun pour Poutine de limiter l'influence de Wagner.
Depuis, Prigojine espère probablement que les troupes régulières échoueront — et que Wagner sera à nouveau nécessaire. Sinon, les choses pourraient se compliquer pour lui.
Les observateurs dans les capitales occidentales supposent donc que le chef de Wagner pourrait avoir dépassé les bornes. Son influence diminue et les insultes publiques sur les réseaux sociaux peuvent être interprétées comme un signe. Prigojine aurait également déjà eu des ambitions politiques, comme l'ont laissé entendre divers services de renseignements. L'année dernière, le chef des mercenaires aurait exprimé des projets en ce sens, mais il aurait été «remis à sa place par le Kremlin».
Poutine semble sérieux quant à la réduction du facteur de puissance Prigojine. L'instrument le plus efficace pour y parvenir semble être l'intégration forcée des mercenaires de Wagner dans l'armée russe. Pour donner plus de poids à cette exigence, Poutine a déjà fait signer les contrats aux combattants du chef tchétchène Ramzan Kadyrov.
Kadyrov est considéré comme un fidèle de Poutine, bien qu'il se soit déjà affiché en public avec Prigojine. Le compte à rebours est donc lancé pour que le cerveau des Wagner le suive dans les deux semaines à venir. Sinon, une lutte de pouvoir risque de s'engager entre lui et Poutine en personne.
Traduit et adapté par Pauline Langel