Pourquoi «les tueries sur sol africain n'intéressent pas les gens»
Après deux ans de bombardement incessants à Gaza et près de 68 000 victimes, en grande majorité des civils, les regards se tournent désormais vers la guerre civile soudanaise. Pourquoi ce conflit armé — qui a déjà fait 150 000 morts, 800 000 enfants souffrant de la faim et pas loin de 9 millions de déplacés — ne semble-t-il pas intéresser autant que les autres?
Robert Kolb, spécialiste en droit international humanitaire à l'Université de Genève, nous explique pourquoi un «deux poids, deux mesures» semble toucher ces guerres.
Au Soudan, la guerre a lieu depuis avril 2023, mais on s'y intéresse surtout après les récents massacres à el-Fasher. On a beaucoup parlé de l'Ukraine ou de Gaza durant tout ce temps. Pourquoi cette différence de traitement?
C'est triste à dire, mais certains conflits tiennent le haut du pavé et d'autres passent sous le radar. L'Ukraine, qui a eu lieu en Europe, nous touche plus directement.
En Afrique, on a parfois l'impression qu'il y a tant de guerres civiles endémiques qu'il est difficile de les distinguer. Pour parler brutalement, les tueries sur sol africain, ça n'intéresse pas les gens. On parle désormais un peu du Soudan, mais en République démocratique du Congo, les conflits armés depuis des années restent complètement dans l'ombre.
Un «deux poids, deux mesures» dans la réaction de certains pans de la société, très mobilisés pour Gaza, et pas du tout pour le Soudan, est-il présent?
Concernant Gaza, il y a certainement une fixation faite par certains groupes de gauche ou d'extrême-gauche au sein de la population. Ces associations ont leurs conflits de prédilection, car elles les considèrent comme des «guerres de libération nationale», vues parfois sous le prisme de la décolonisation.
Je n'aime pas ces méthodes et préfère ne pas faire ressortir un conflit ou une partie plutôt qu'une autre. Il faut s'accrocher au droit international humanitaire (DIH), comme le fait le CICR, par exemple, qui traite tous les conflits où des gens souffrent sans prioriser les souffrances.
Dernièrement, des activistes ont interrompu une conférence de Martin Pfister, à Genève, car l'armée a acheté des drones israéliens. Ignazio Cassis a aussi été critiqué. Qu'en pensez-vous?
Ce n'est pas une mauvaise chose de rappeler aux politiques les obligations en matière de droit international humanitaire. Mais il s'agit d'être prudents. Le militantisme est toujours aveugle d'un œil, on l'a vu avec une partie de ces mouvements qui ont considéré que les attaques du 7 octobre étaient de l'ordre de la «résistance» justifiée. Il ne faut pas commettre l'erreur de critiquer les violations des droits de l'homme d'un camp pour soutenir celles de l'autre.
Il n'empêche, entre Gaza et le Soudan, 2025 n'est-elle pas une année noire pour le droit international?
Que veut dire année noire? Il y a une petite musique que l'on entend depuis quelques années, qui dit que l'ordre libéral basé sur les règles est en train de s'effondrer, détruit par les populistes et remplacé par un genre de nouvelle loi de la jungle. Je n'y crois pas. Il n’y a pas eu un âge d’or il y a longtemps, et maintenant l’effondrement.
On ne peut nier que certains autocrates foulent le droit international humanitaire du pied...
Les violations du DIH sont visibles et documentées, ce qui est très bien. Mais il s'agit de ne pas se concentrer que sur les trains qui n'arrivent pas à l'heure, comme dit l'expression. Il y a désormais plus de 100 000 traités en vigueur dans le monde et ils sont appliqués de manière routinière. L'ordre juridique fonctionne et croire le contraire est une erreur de perspective.
D’un autre côté, il y a toujours eu une primauté du politique sur le droit. Le premier façonne le deuxième. Jamais la société internationale n'a tourné qu'autour du droit et il y a toujours eu une certaine vulnérabilité de l’édifice juridique.
Au Soudan, 500 personnes ont été exécutées dans un hôpital d'el-Fasher. Comment qualifier ces exactions?
De telles exécutions sont, humainement parlant, injustifiables. Mais la manière dont on qualifie juridiquement ces massacres est variable. Cela peut constituer un crime de guerre, contre l'humanité ou un génocide.
Comment s'y retrouver parmi ces dénominations?
Ce ne sont pas des termes équivalents. Le crime de guerre concerne une violation grave du «DIH» lors d'un conflit armé, comme l'usage d'armes chimiques contre ses ennemis, par exemple. Les crimes contre l'humanité concernent des attaques généralisées ou systématiques contre la population civile. Le génocide est considéré comme le plus haineux, car il cible les individus en fonction de leur groupe racial, ethnique, national ou religieux avec l'intention spéciale de les détruire. Les groupes politiques ou sociaux ne sont pas couverts au niveau international. Et le nettoyage ethnique est une infraction particulière qui peut relever des trois crimes mentionnés, mais plus rarement du génocide.
Y a-t-il une hiérarchie entre ces crimes?
Juridiquement, non. Il faut savoir qu'un accusé ayant exécuté des civils peut être condamné plus sévèrement pour crime de guerre ou contre l'humanité que pour génocide, en fonction des circonstances. Cela reste du droit pénal et le principe d’individualisation des peines prévaut.
Pensez-vous qu'Israël a commis un génocide à Gaza?
Ce sera entre autres à la Cour internationale de justice de le décider. Le critère le plus important n'est pas le nombre de morts, mais l'intention spéciale de détruire et la présence d'un groupe protégé. Or, le Hamas en tant qu'entité politique n'en fait pas partie. Et les civils n’ont le plus souvent pas été ciblés comme groupe ethnique, mais dans le contexte de la conduite des hostilités.
Certaines associations et individus n'hésitent pas à reprendre ce terme, qu'en pensez-vous?
Ce que la population peut percevoir comme un génocide n'en est pas forcément un au regard du droit international. L'accusation est aussi un moyen de jeter l'opprobre sur son adversaire politique pour le condamner moralement.
De mon côté, j’effectue un travail de juriste: on y différencie les faits au scalpel. Pour Gaza, on ne peut exclure que tel ou tel individu ait rempli les conditions du crime de génocide. Mais on manque de preuve quant à l’intention spéciale de détruire un groupe protégé. Pour le crime de génocide, il ne suffit pas d’avoir l’intention de tuer, il faut en plus vouloir détruire le groupe. C’est pourquoi la jurisprudence internationale ne l’admet que très rarement.
