Ces étranges restaurants vont-ils contaminer la Suisse?
Il est 19h. L'antre est exigu, mais déjà survolté. Une enceinte Marshall crache de larges rations d'électro à plein volume, le bar est bondé, la lumière tamisée. Aux murs, une discrète réminiscence italienne. Sur son 31 et avec un large sourire comme unique arme à sa disposition, le maître des lieux apprivoise tant bien que mal des bobos affamés de concepts, dans une file d'attente digne de la sortie du dernier iPhone. Comme beaucoup d'autres impatients, nous trépignons à l'extérieur, devant la vitrine du 3190, ce nouveau tiny restaurant planqué dans le quartier chic et bohème de Coconut Grove, à Miami.
Dans quelques minutes, nous avalerons goulûment une portion de lasagnes, accoudés au bar, parce que les tenanciers en ont décidé ainsi. Ici, pas de carte, pas de menu, pas de choix. Au 3190, c'est lasagnes.
Et c’est non négociable
Oui, en ce moment, un simple plat glissé au four fait tourner la tête de tous les foodies de Miami et intriguent peu à peu le reste des Etats-Unis, à en croire les coupures de presse qui s'accumulent. Si le concept est baptisé «one dish menu», parfois «no menu restaurant», une fois au bar du 3190, on comprend vitre que ça n'a rien, au final, d'une énième astuce marketing pour attirer une Gen Z déjà encombrée de pièges à cons(ommateurs).
L'ambiance y est authentique, populaire, casual, cool. Derrière le bar, les soldats en tabliers sombres parlent fort, se marrent, taquinent les clients. Quand le type en costard nous place enfin sur deux élégants tabourets, on salive déjà.

Dans les faits, nous avons droit à des lasagnes traditionnelles à la bolognaise, qui ont même un petit nom: Si Papa. Histoire de ne pas passer pour des carnassiers un poil trop butés, les patrons ont imaginé une petite soeur végétarienne, pesto, petits pois et haricots verts. Pour le gloulou, quelques rouges italiens au verre. Une carafe d'eau a déjà été posée sur le comptoir.
Alors, viande ou pas viande? Les deux, chef! On n'allait tout de même pas quitter le 3190 sans s'enfiler les deux seuls plats de résistance à notre disposition. (Spoiler: il y aura un petit dessert, mais n'espérez pas une pluie de choix.)
Vous l'aurez compris, ces restaurateurs d'un nouveau genre prennent passablement de risques, sous couvert d'un plat passion. Si la recette n'est pas exceptionnelle, que les tenanciers du 3190 tiennent sans surprise du papa du chef Giulio Rossi, c'est la faillite assurée. Forcément, une fois sous nos yeux et sorti du four en dix petites minutes, ce plat unique de lasagnes nous incite à espérer la perfection absolue, l'orgasme gustatif encore inexploré. D'une façon étrangement irrationnelle.
Comme si Dieu lui-même s'était mis aux fourneaux pour nous concocter une véritable ostie gastronomique.
Notre verdict? Positif, mais pas non plus à se taper le cul par terre, avec une légère préférence pour la version sans viande. En d'autres termes, nous avons pris davantage de plaisir avec la version de remplacement qu'avec la star des lieux. Et c'est déjà suffisant pour commencer à questionner le concept du plat unique. Les patrons de Miami, eux, sont convaincus.
3190 est la récente et dernière adresse peu conventionnelle d'un trio d'associés qui a déjà ouvert, avec un succès qui fait des envieux, un restaurant sans menu (San Lorenzo) et un établissement qui ne propose que des escalopes milanaises (Cotoletta), situé juste à côté des fameuses lasagnes Si Papa. On peut donc leur faire confiance, pour ce qui est de Miami.
Il faut dire que, d'un autre côté, les avantages sont nombreux. Une gestion de stock optimale et un service fluidifié, sans compter que les clients commandent en quelques secondes sans se casser la tête et, c’est sans doute le plus important, les cuistots se concentrent sur un seul savoir-faire et poussent la réflexion culinaire d'un plat à son paroxysme.
Au 3190, il est 21h03. Alors que les clients se succèdent toujours à une cadence impressionante, une conclusion sucrée s'offre à nous. Là encore, pas de carte. Ce sera le tiramisu du chef - ou rien. D'ailleurs, depuis le début de la soirée, les larges plats de ce dessert italien incontournable dansent au-dessus de nos têtes, pour passer des réfrigérateurs, situés tout à côté, aux petites assiettes. Les serveurs se chargent eux-mêmes de servir les larges portions à la louche, avant de les distribuer sans chichi.
Et la Suisse dans tout ça?
Si les établissements américains ont déjà eu la bonne idée de choisir leur camp en désolidarisant pour de bon les deux plus grands atouts de la cuisine italienne, à savoir les pâtes d'un côté et les pizzas de l'autre, en Suisse, même si les cartes tendent peu à peu à rétrécir, difficile de trouver des échoppes qui nous libèrent aussi drastiquement d'un choix difficile.
Bien sûr, nous pouvons déjà, de Lausanne à Genève, foncer dans un restaurant qui ne fait que des ramens ou une échoppe à burgers. Dernièrement, la simple saucisse a fait irruption à Genève, avec l’établissement Brad. Or, le client fait encore face un assortiment avant d’avoir à commander. Avec une carte, même courte, sous les yeux.
«Le concept one dish fonctionne très bien à Miami, Londres ou New York, parce que ces marchés vivent de hype et de concepts instagrammables. C’est rapide, fun, et les gens sont prêts à tester quelque chose de complètement mono-produit juste pour l’expérience», nous explique Jasmine Gfeller au bout du fil.
Et la bouillonnante entrepreneuse en connaît un rayon, puisqu’elle fait trembler Lausanne depuis quelques années, en étant à l’origine de plusieurs établissements de la capitale vaudoise, comme l’excellente trattoria Un Po' Di Più. La Suisse est-elle prête à faire jouer sa clientèle à pile ou face sur un seul plat?
Pour l’anecdote, la carte simple mais variée d’Un Po' Di Più, le long de la place de la Riponne, provoque déjà quelques frustrations chez certains clients, qui attendent d’un restaurant italien «des propositions de viande et de poisson, en plus des pâtes et des pizzas», précise la créative trentenaire helvético-canadienne.
Bien qu’un établissement ne peut se passer d’une ligne graphique et d’un compte Instagram, les Suisses se méfient encore du petit bonbon marketing, de peur d’être déçus.
Si Jasmine Gfeller, qui est désormais chargée d’imaginer un gigantesque projet gastronomique à Beaulieu pour le compte de la Ville de Lausanne, n’exclut pas que des établissements à plat unique puissent prospérer à Genève ou Zurich, «le one dish ne peut pas être une fin en soi, mais un engagement envers l’excellence qu’il s’agit d’assumer à 200%». Surtout en Suisse: «A Miami, c’est la tendance qui attire. En Suisse, c’est la qualité qui fidélise». Une punchline qui dit tout.
Au 3190, alors que l’on s’apprête à lever le camp, on se dit qu’on a vécu une chouette soirée. Cependant, pas question de n’y retourner que pour les lasagnes. L’ambiance survoltée, les serveurs à leur affaire et l’expérience dans son ensemble font de cet étrange petit établissement une adresse à conserver précisément.
Sans y avoir goûté, Jasmine est du même avis: «Les gens mangent moins au restaurant aujourd’hui, alors ils veulent vivre une aventure un peu hors du commun, même en Suisse».
