Les médias et les journalistes suisses sont rarement mentionnés dans les conférences de presse du Kremlin. Mais l'invasion de l'armée ukrainienne dans la région russe de Koursk a changé la donne. J'en sais quelque chose: un reportage que j'ai écrit depuis cette zone a provoqué la colère de Moscou.
Ce lundi, les services de sécurité russes (FSB) ont annoncé l'ouverture de l'enquête visant des journalistes entrés «illégalement», afin de réaliser des reportages, dans la partie occupée de la région de Koursk. Je me retrouve donc sous enquête en Russie, en compagnie de plusieurs autres journalistes. Nous risquons jusqu'à cinq ans de prison, selon le code pénal russe.
En septembre déjà, Maria Zakharova, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, m'avait fait un honneur très particulier. Un communiqué de presse m'accusait non seulement d'avoir franchi illégalement la frontière russe, mais aussi de balayer sous le tapis «les atrocités de guerre et les pillages ukrainiens».
Comme d'habitude, lorsque Maria Zakharova s'épanche, il ne fallait pas oublier la fable, réfutée depuis longtemps, des méchants néo-nazis ukrainiens, ni les bonnes frappes aériennes des Russes, parce qu'elles sont extrêmement précises et qu'elles ne font évidemment pas de victimes parmi les civils innocents.
Ce qui semble avoir particulièrement mis Moscou en colère, c'est mon reportage à Soudja, une petite ville russe située dans la région de Koursk, que j'ai visitée en suivant des soldats ukrainiens.
On y décrit notamment un magasin dans lequel des machines à laver, des réfrigérateurs et des cuisinières d'une valeur équivalente à plusieurs milliers de francs attendaient, intacts, des acheteurs. Contrairement aux localités ukrainiennes que les soldats russes avaient pillées sans retenue, rien n'avait été volé dans ce magasin.
Maria Zakharova s'est également offusquée de mon récit selon lequel le ministère ukrainien de la Défense avait censuré quatre photos et une courte séquence vidéo réalisées par le photographe indépendant Raimond Lüppken. On y voyait un véhicule civil détruit et un bâtiment civil incendié. Nous n'avons pas non plus été autorisés à publier les images d'un car postal russe qui se trouvait dans une cour et dont les roues étaient manquantes. Pour Maria Zakharova, cette scène était peut-être justement la preuve éclatante des pillages ukrainiens. Pour moi, le car postal avait plutôt l'air de rouiller depuis des mois sans roues.
Maria Zakharova mentionne en outre la NZZ am Sonntag, qui avait publié un autre reportage depuis Soudja. Tout comme moi, son auteur est désormais menacé de poursuites judiciaires pour avoir effectué des reportages depuis la Russie sans visa ni accréditation de presse. Moscou voit dans les activités des médias occidentaux dans la région de Koursk la preuve qu'ils participent directement à l'invasion ukrainienne.
Le service de renseignement intérieur russe aurait ouvert une enquête. Le franchissement illégal de la frontière est passible en Russie d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à cinq ans.
Les Russes ont déjà émis des mandats d'arrêt contre six journalistes occidentaux et ukrainiens, parmi lesquels le correspondant de CNN Nick Walsh et la journaliste de télévision italienne Stefania Battistini. Rome a rapidement réagi en convoquant l'ambassadeur russe au ministère des Affaires étrangères.
En ce qui me concerne, je prends ces menaces très au sérieux. Au cours des trente années où j'ai couvert les guerres du monde, j'ai souvent dû passer clandestinement les frontières nationales. Cela a des conséquences. En 2013 déjà, les services secrets militaires syriens ont émis deux mandats d'arrêt à mon encontre, ce qui ne m'a pas dissuadé de continuer à couvrir la Syrie. En 1984, lorsque les Soviétiques combattaient en Afghanistan, ils menaçaient de mort tout journaliste qui oserait franchir la frontière afghane avec les rebelles. Cela ne m'a pas empêché de faire mon travail de journaliste.
En 1986, au retour de mon troisième et dernier voyage en Afghanistan, j'ai failli tomber dans une embuscade russe avec deux compagnons non armés et deux dromadaires. Ce qui nous a sauvés à l'époque, c'est la décision spontanée de partir quelques heures plus tôt que prévu. Nous avons ainsi pu voir à temps qu'un hélicoptère soviétique avait déposé des soldats devant nous sur le sentier du désert. Apparemment, quelqu'un nous avait dénoncés aux Russes.
Le fait que le vieux chamelier, qui trouvait son chemin dans le désert sans boussole ni GPS, n'ait pas voulu partir à l'abri de l'obscurité, mais encore à la lumière du jour, nous a probablement tous sauvé la vie à l'époque.
Cet article a été publié une première fois mi-septembre. Il a été mis à jour et republié suite aux annonces du Kremlin.