«L'endroit le plus dangereux du monde» inquiète l'Otan
Le «Suwalki Gap». Long de seulement 65 kilomètres, ce mince corridor est situé entre la Pologne et la Lituanie. En temps de paix, cette région peu peuplée passerait presque inaperçue. Mais dans le contexte actuel, elle est devenue l'un des points les plus sensibles de la sécurité européenne.
L'attitude de plus en plus agressive de la Russie envers l'Otan, qui se manifeste par de fréquentes violations de l'espace aérien à l'aide de drones, a placé le corridor de Suwalki sous les projecteurs. Chaque fois que sont simulés des scénarios d'une éventuelle attaque russe contre des Etats membres de l'Otan, cette bande de terre se retrouve au centre des discussions. Pourquoi cette zone, que l'hebdomadaire Politico a qualifiée — certes avec une certaine exagération — de «l'endroit le plus dangereux du monde», est-elle si importante?
Où se trouve le corridor de Suwalki?
Le corridor s'étend entre l'extrémité nord-est de la Pologne et la frontière sud de la Lituanie. Il commence au nord-ouest, à la jonction des frontières entre la Pologne, la Lituanie et l'enclave russe de Kaliningrad, puis se poursuit vers le sud-est jusqu'au point où se rencontrent la Pologne, la Biélorussie et la Lituanie. Au sol, il mesure environ 100 kilomètres de long, mais en ligne droite, seuls 65 kilomètres séparent ces deux points tripartites.
Ainsi, le corridor de Suwalki — qui tire son nom de la ville polonaise de Suwalki, située dans la voïvodie de Podlachie — constitue une étroite bande de terre reliant les Etats baltes aux autres pays membres de l'Otan et de l'Union européenne. C'est à cet endroit que la distance entre l'enclave russe de Kaliningrad et la Biélorussie, alliée de la Russie, est la plus courte.
Comment le corridor de Swuwalki s'est-il formé?
Avant la Première Guerre mondiale, Suwalki et la région environnante des Sudètes appartenaient à l'Empire russe, qui avait annexé la majeure partie de l'ancien Etat polonais ainsi que l'ensemble des pays baltes. A l'ouest se trouvait la Prusse-Orientale, la province la plus au nord-est de la Prusse, elle-même intégrée à l'Empire allemand. Après la Première Guerre mondiale, la Pologne et la Lituanie sont devenues des Etats indépendants, séparant ainsi la Prusse-Orientale allemande de l'Union soviétique.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Prusse-Orientale fut partagée: le nord de l'ancien territoire allemand devint l'oblast de Kaliningrad au sein de l'Union soviétique, tandis que le sud passa à la Pologne. La frontière polono-lituanienne actuelle faisait alors partie de la frontière polono-soviétique, puisque la Lituanie et la Biélorussie étaient des républiques soviétiques. Avec l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, ces deux Etats devinrent indépendants et l'oblast de Kaliningrad devint une exclave russe.
La liaison terrestre entre la Pologne et la Lituanie est devenue stratégiquement importante avec l'adhésion de ces pays à l'Otan (1999 pour la Pologne, 2004 pour les Etats baltes) et, dans une moindre mesure, à l'UE (2004). Ce n'est qu'après l'annexion de la Crimée ukrainienne par la Russie en 2014, qui a accentué les tensions géopolitiques en Europe, que l'Otan a commencé à considérer ce corridor comme une vulnérabilité — en 2015, l'ancien président estonien Toomas Hendrik Ilves a popularisé le terme «Suwalki Gap».
Pourquoi le corridor de Suwalki est-il stratégique?
Le général américain Ben Hodges, alors commandant des forces terrestres américaines en Europe, a qualifié ce passage étroit de «l'un des points les plus sensibles de la carte du monde». On l'appelle parfois aussi le «talon d'Achille de l'Otan». La raison? En cas de guerre entre la Russie et l'Otan, les troupes russes pourraient ici couper le corridor terrestre reliant les Etats baltes aux autres membres de l'Otan.
Le ravitaillement des forces de l'Otan dans les pays baltes ne serait alors possible que par voie maritime et aérienne. Les Etats baltes, dont les armées sont petites et qui abritent parfois des minorités russes importantes, constitueraient probablement la cible principale d'une invasion russe contre l'Otan.
Les généraux de l'Otan redoutent une attaque en tenaille russe, provenant d'une part de l'enclave militairement renforcée de Kaliningrad — qualifiée de «porte-avions insubmersible» — et d'autre part de la Biélorussie. Cette dernière, dirigée de manière autoritaire, est lié à la Russie depuis 1999 par une union d'Etats sur les plans politique, économique et militaire. Le Kremlin y a stationné des armes nucléaires tactiques et y maintient des troupes. De plus, la Russie mène également la guerre contre l'Ukraine depuis ce pays voisin.
L'enclave russe de Kaliningrad, située sur la mer Baltique, s'étend sur un peu plus de 15 000 km² (cinq fois le canton de Vaud) et compte environ 950 000 habitants. Elle constitue la partie la plus occidentale de la Russie. Kaliningrad, où se trouve le principal port de la flotte baltique russe, et permet à la Russie de maintenir une position stratégiquement importante en mer Baltique. En revanche, l'autre façade maritime russe près de Saint-Pétersbourg, à l'extrémité est du golfe de Finlande, peut facilement être bloquée depuis les bases navales de Finlande et d'Estonie.
Le Kremlin a fortement renforcé sa présence militaire dans l'oblast de Kaliningrad dans les années précédant la guerre en Ukraine: en 2018, des missiles balistiques à courte portée Iskander, potentiellement nucléaires, y ont été déployés et leur utilisation a été récemment testée lors de l'exercice de cinq jours «Zapad 2025». Depuis 2022, Moscou y a également transféré des avions de combat russes équipés de missiles hypersoniques air-sol de type Kinzhal.
Russians filmed an Iskander SRBM system on the E28 highway (connecting Berlin with Minsk), north of Kudryavtsevo, Kaliningrad region.
— Cyber Boroshno (@cyber_boroshno) September 13, 2025
Within its range fall six NATO countries — Poland, Lithuania, Latvia, Estonia, Sweden, and Germany.
54.6451214, 21.3785666 pic.twitter.com/kb57iO6EK3
Selon des informations polonaises, une partie importante des troupes russes aurait récemment été retirée de Kaliningrad pour être déployée ailleurs. Déjà l'an dernier, Moscou aurait déplacé des forces depuis l'enclave. Leur nouveau théâtre d'opérations pourrait être l'Ukraine, tandis qu'une partie aurait également pu être envoyée le long de la longue frontière avec la Finlande, devenue membre de l'Otan en 2023.
L'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'Otan, motivée par l'attaque russe contre l'Ukraine, devrait de toute façon réduire quelque peu l'importance stratégique du corridor de Suwalki. Un soutien maritime aux pays baltes est possible depuis la Finlande, à travers le détroit relativement étroit du golfe de Finlande jusqu'à l'Estonie, et la distance entre l'île suédoise de Gotland et la Lettonie n'est que de 150 kilomètres.
Les sanctions que l'UE a imposées à Moscou après le début de la guerre d’invasion russe contre l'Ukraine en 2022 ont compliqué davantage la situation dans la région de Kaliningrad. La Russie dispose du droit contractuel de faire circuler des trains de passagers et de marchandises entre la Biélorussie et l'enclave, via le territoire lituanien. Depuis le début du conflit, la Lituanie a à plusieurs reprises bloqué ces trains, au grand dam du Kremlin, qui considère ces actions comme illégales et hostiles.
En 2022, le gouverneur de l'oblast a proposé de créer un corridor extraterritorial à travers la faille de Suwalki pour l'acheminement de marchandises depuis la Russie. Cette proposition rappelle les exigences de l'Allemagne nazie juste avant la Seconde Guerre mondiale, qui réclamait une autoroute extraterritoriale à travers le «corridor polonais» séparant la Prusse orientale du Reich.
The Governor of Kaliningrad, Anton Alikhanov, now calls for the international community to negotiate between Russia and Lithuania for an extraterritorial rail-and-highway corridor to be built between Kaliningrad and Belarus.
— Visegrád 24 (@visegrad24) July 8, 2022
He says Lithuania’s actions will have consequences. pic.twitter.com/8NgBYoyk4F
Quelle est la vulnérabilité de la faille de Suwalki?
Selon des experts militaires occidentaux, une attaque russe surprise sur la faille de Suwalki pourrait couper la liaison terrestre entre la Pologne et les pays baltes en seulement 30 à 60 heures — avant même que l'Otan n'ait pu mobiliser et déployer ses propres forces. Les Etats baltes, avec leurs petites armées, auraient alors peu de chances de résister à une telle offensive.
La Pologne dispose, quant à elle, de 128 000 soldats professionnels actifs et de 36 000 membres des forces de défense territoriale. S'y ajoutent, depuis 2017, des contingents d'autres pays de l'Otan, dont les Etats-Unis, stationnés dans les pays baltes et en Pologne. Ces groupes de combat multinationaux comptent chacun entre 1000 et 1800 soldats. Si la Russie devait, par exemple, envahir la Lituanie, elle devrait s'attendre à affronter des troupes américaines — un scénario que Moscou chercherait sans doute à éviter.
Les forces russes stationnées à Kaliningrad sont toutefois déjà fortement réduites: elles compteraient environ 12 000 soldats. De l'autre côté, en Biélorussie, près du corridor de Suwalki, se trouvent deux terrains d'entraînement militaire, proches des frontières polonaise et lituanienne. Selon les estimations, les troupes russes stationnées en Biélorussie seraient entre 8000 et 13 000 soldats. Un signe qu'une attaque de leur part semble peu probable pour l'instant: les manœuvres russo-biélorusses «Zapad 2025», menées en septembre dernier, étaient de plus petite envergure et se sont déroulées plus loin de la frontière que celles de 2021.
La topographie de la région du corridor de Suwalki favorise en outre la défense. Le relief vallonné et en partie marécageux est composé de forêts, de rivières et de lacs qui constituent autant d'obstacles naturels — un terrain peu propice à une offensive de chars. Les troupes mécanisées devraient donc progresser le long des deux principales routes de la région, qui ne sont pas réellement adaptées au transport d'équipements militaires. Les premières semaines de la guerre d'invasion russe contre l'Ukraine ont déjà montré ce que cela signifie lorsque l'adversaire dispose de drones et d'unités mobiles antichars: les convois de chars progressant vers Kiev par la route ont été massivement décimés.
Tant que l'armée russe mène sa guerre extrêmement coûteuse en Ukraine, une confrontation directe avec les forces de l'Otan dans la région du corridor de Suwalki demeure hautement improbable. Les forces russes ne disposent pas des réserves nécessaires pour ouvrir un nouveau front. La situation pourrait toutefois évoluer après la fin de la guerre en Ukraine: si Poutine dispose alors de troupes suffisantes, aguerries par le combat, il pourrait être tenté de mettre l'Otan à l'épreuve dans les pays baltes.
Traduit et adapté par Noëline Flippe