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Anne Applebaum et la Russie: «La Suisse doit rejoindre l’Otan»

«La réalité de ce que trame Poutine est désagréable à admettre»

Elle avait tiré la sonnette d’alarme bien avant que les drones russes ne survolent l’Europe. Aujourd’hui, l’historienne Anne Applebaum appelle les Européens à prendre au sérieux la menace que représente Vladimir Poutine pour la liberté et la souveraineté du continent et explique les réels enjeux.
21.09.2025, 07:0421.09.2025, 09:36
Stefan Brändle / ch media

Anne Applebaum figure en bonne place parmi les intellectuels politiques les plus influents du moment. Agée de 60 ans, cette historienne américaine plusieurs fois primée est mariée à Radoslaw Sikorski, actuel ministre polonais des Affaires étrangères. Elle livre son analyse du conflit actuel en Ukraine et de son impact pour le reste de l'Europe.

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Anne Applebaum en 2024Keystone

Madame Applebaum, l’attaque de drones contre la Pologne marque-t-elle une nouvelle escalade dans la guerre en Ukraine?
Anne Applebaum:
Oui, c’est une escalade massive. Poutine est incapable de remporter cette guerre au sol.

«Il perd des milliers de soldats, dépense des milliards en matériel»

Résultat: il intensifie la guerre aérienne contre des cibles civiles en Ukraine, dans le but de briser le moral des Ukrainiens. Et il veut provoquer l’Otan, pour tester sa capacité réelle à défendre sa souveraineté territoriale. Comme toujours, il espère aussi diviser l’alliance occidentale.

Poutine ne semble pas chercher à mettre fin à cette guerre.
Poutine n’a aucun intérêt à arrêter cette guerre. Il ne veut même pas d’un cessez-le-feu.

«Il a fallu six mois à Donald Trump pour le comprendre»

Quant aux tentatives européennes pour obtenir des «garanties de sécurité», elles reposent sur la fiction que la Russie pourrait envisager un cessez-le-feu. En réalité, Poutine accélère ses attaques jusque sur le sol européen. Rappelons que ces dernières années, les services russes ont tué des gens en Allemagne, en Espagne et au Royaume-Uni. Ils mènent des sabotages, provoquent des incidents à Londres, en Tchéquie, en Estonie. Et ils déchaînent leurs campagnes de désinformation.

Cette escalade militaire, est-ce aussi à cause de l’état de son économie?
Oui, c’est probablement un facteur. L’économie russe est aujourd’hui une économie de guerre, entièrement orientée vers la production d’armes - pas vers le bien-être de sa population. Cela rappelle la situation sous l’URSS. Les revenus du pétrole continuent d’affluer, mais l’inflation pèse lourd sur les Russes. Et la guerre coûte en vies humaines: de nombreux soldats russes meurent en Ukraine, ce qui fait aussi défaut à l’économie en termes de main-d’œuvre. Les attaques de drones ukrainiens, qui ont touché 20% des raffineries russes, ont porté un coup dur à l’économie.

Poutine peut-il briser la résistance ukrainienne?
Non. Même si l’Europe de l’Ouest a du mal à le comprendre: les Ukrainiens n’ont pas le choix. S’ils arrêtent de se battre, ils seront envahis - et ensuite, ils mourront ou souffriront tout autant.

«Dans les zones actuellement occupées, les Russes agissent comme les nazis en Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale»

Ils ont mis en place un régime de terreur: arrestations massives, camps de concentration, tortures. Ils détruisent la culture ukrainienne et ses institutions - exactement comme l’URSS l’avait fait dans ses Etats satellites. Si Poutine gagne, ce scénario s’étendra à toute l’Ukraine. Et ce serait encore pire que la guerre actuelle. Les Ukrainiens n’ont donc littéralement pas d’autre choix que de se battre.

Les Russes soutiennent-ils la politique de Poutine?
Les Russes sont apathiques. Ni pour, ni contre, à en croire les derniers sondages. Il n’y a pas vraiment d’enthousiasme, même si la propagande anti-ukrainienne et anti-européenne est devenue très agressive, à la télé comme ailleurs. Est-ce que les gens y croient vraiment? Difficile à dire.

Jusqu’où Poutine est-il prêt à aller?
Il vieillit. Il a 72 ans et, selon certaines rumeurs, il est malade. Il veut, de son vivant, restaurer l’empire soviétique. Cela devrait faire réfléchir, surtout en Allemagne.

«Aussi difficile que cela puisse être à entendre: dans la tête de Poutine, Berlin et l’Allemagne font partie de cet empire»

N’oublions pas qu’il y a travaillé comme agent soviétique.

Pourtant, en Allemagne, certains partis et politiciens soutiennent encore Poutine. Pourquoi?
Parce qu’ils sont naïfs. Très naïfs. Poutine se sert de ces partis comme d’outils de sa politique. Bien sûr, surtout l’AfD. Mais pas uniquement.

Comment jugez-vous la position du chancelier Friedrich Merz?
Merz tient un discours clair. Il est conscient de la gravité de la situation. L’Allemagne envoie des armes à l’Ukraine, ainsi qu’un soutien économique. Elle joue un rôle important au sein de l’UE et de la «Coalition des volontaires». Je n’ai aucune raison de critiquer l’Allemagne à ce stade.

Vous surprend-il que Donald Trump soit aussi fasciné par Poutine?
Pas vraiment. C’est comme ça depuis des décennies. Depuis son premier mandat, le débat sur le soutien russe à Trump ne cesse de revenir.

Certains auteurs américains pensent que Poutine tiendrait Trump à cause de vidéos compromettantes tournées dans un hôtel à Moscou. Vous y croyez?
Franchement, je n’accorde pas beaucoup de crédit à cette théorie invérifiable. En revanche, ce qui est très bien documenté, c’est que la famille Trump a noué des relations commerciales très étroites avec la Russie dans l’immobilier depuis 1988.

De nombreux Européens sont troublés: l’image de l’Amérique «protectrice» - celle qui nous a sauvés des nazis et protégés des Soviétiques - semble s’effriter. A juste titre?
L’inquiétude est compréhensible. Les Européens doivent revoir leur image des Etats-Unis. On ne sait pas qui dirigera le pays demain. Mais ce qui est clair, c’est que l’amitié américaine envers l’Europe n’est plus automatique. Cela ne veut pas dire qu’elle est morte. Mais le soutien évident, naturel, des USA à l’Europe, c’est fini.

Après quatre ans d’enfer sous Trump, une réconciliation totale avec les alliés de l’Otan est-elle encore possible?
J’en doute. La fracture ira au-delà de Trump. Le courant dominant du Parti républicain à Washington restera influent. Et ses réflexes anti-européens, anti-allemands, anti-britanniques aussi.

Trump a récemment affirmé que les Américains voulaient un dictateur. C’est crédible?
C’est une des nombreuses inventions de Trump. Il n’y a aucune base à cette affirmation. Il ment tout le temps, il dit des choses délirantes.

«Il ne faut pas le prendre trop au sérieux»

Nos démocraties sont pourtant bel et bien menacées: par des autocrates à l’extérieur, et des populistes à l’intérieur.
Oui. Et ces forces mettent au défi les institutions et les idéaux de nos démocraties. Les dictatures comme la Russie, la Chine ou l’Iran s’attaquent méthodiquement aux démocraties, parce qu’elles représentent une menace pour leurs régimes. Ces autocraties coopèrent étroitement, y compris avec la Corée du Nord et le Venezuela.

Que devrait faire l’Europe?
D’abord, accepter que l’ordre mondial tel qu’on le connaissait ne garantit plus la sécurité. Plus rien n’est acquis depuis 1945 ou même 1989. Si l’on veut préserver notre prospérité et nos démocraties, il va falloir fournir des efforts colossaux. Réformes, changements, énergie politique, campagnes, défense militaire renforcée. Et là-dessus, on n’en est qu’au début.

Les Européens sont-ils prêts à ça? Ont-ils seulement conscience que Poutine mène aussi une guerre hybride contre eux - désinformation, piratage, propagande?
C’est une réalité désagréable à admettre. Les gens préfèrent l’ignorer.

Trump a dit que les pays européens devraient consacrer 5% de leur PIB à la défense. Faut-il l’écouter?
Ça dépend.

«Est-ce que vous voulez que la Suisse reste souveraine, oui ou non?»

Si vous ne voulez pas qu’elle soit menacée ou dominée par la Russie, alors oui, un tel effort devient indispensable.

Avec ce qui se passe en Russie, en Chine, et même aux Etats-Unis: pensez-vous que la guerre en Ukraine marque le début d’une nouvelle ère impériale?
On verra. Mais une chose est certaine: si nous voulons continuer à croire en la démocratie, il va falloir nous battre pour elle. Le concept de paix et de démocratie ne se maintiendra pas tout seul.

Macron avait-il raison de dire qu’il fallait envisager l’envoi de troupes en Ukraine?
Ce n’est pas une mauvaise idée, mais il y a un problème: ces troupes de maintien de la paix ne sont prévues qu’après un cessez-le-feu. Or Poutine n’a jamais dit qu’il voulait la paix, ni même une trêve. Donc l’idée reste purement théorique. La vraie question, c’est: comment aider les Ukrainiens maintenant?

Certains à Paris accusent Macron de vouloir «nous entraîner dans la guerre».
La vraie question est ailleurs: combien de temps la France restera-t-elle un pays indépendant? Combien de temps l’UE tiendra-t-elle encore? La guerre en Ukraine menace notre prospérité et notre paix. Si nous ne sommes pas prêts à défendre ces acquis, nous les perdrons.

Comment les petits Etats neutres comme la Suisse ou l’Autriche devraient-ils réagir?
Je l’ai déjà dit à Vienne et à Berne, même si ce n’est pas très populaire: je pense que la Suisse et l’Autriche devraient rejoindre l’Otan.

Ce que vous dites sur la prospérité concerne aussi la Suisse?
Absolument. Si la Suisse veut rester prospère et maintenir son modèle économique, elle doit sérieusement réfléchir au camp dans lequel elle se trouve. Par le passé, elle a souvent servi de plaque tournante pour le blanchiment d’argent russe. Cela permet à Poutine d’exploiter le système financier occidental. Et à long terme, cela nuit aussi à la Suisse.

Dernière question: vous dédiez votre dernier livre, Autocratie(s): Quand les dictateurs s’associent pour diriger le monde, aux «optimistes». Qui sont-ils?
Beaucoup de gens vivent dans des autocraties dans des conditions très dures. Je connais des dissidents iraniens, russes, chinois. Ils doivent se cacher ou fuir à l’étranger - mais ils continuent à se battre pour leurs idéaux, les mêmes que les nôtres. Si eux le peuvent, nous aussi!

Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich

Vladimir Poutine dans tous ses états
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Vladimir Poutine dans tous ses états
Poutine en mode chasseur, 2010.
source: ap ria novosti russian governmen / dmitry astakhov
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