Lundi soir, les médias du monde entier ont relayé l'information: les troupes ukrainiennes ont pénétré sur le sol russe à un autre endroit de la région de Koursk. Elles ont réussi à contourner les postes-frontières des forces adverses, grignotant ainsi une petite portion de territoire.
Les semaines à venir diront si cette nouvelle attaque n'était qu'une incursion ou si elle marquera le début d'une offensive plus importante. Indépendamment de cela, elle ravive des questions fondamentales: l'armée russe peut-elle défendre ses propres frontières? Et dans quel état se trouvent les forces armées du Kremlin?
Rafael Loss a les réponses à ces interrogations. Cet expert en politique de défense et de sécurité travaille au European Council on Foreign Relations et il s'intéresse depuis longtemps à l'armée russe. «C'est une force armée qui, traditionnellement, n'a pas une qualité très élevée», explique-t-il dans un entretien accordé à t-online.
On comprend donc que la situation actuelle ne doit rien à une évolution récente. En Union soviétique déjà, le commandement militaire accordait peu d'importance à la qualité de l'équipement, de la nourriture et de l'hébergement des soldats, explique le spécialiste.
Le magazine russe censuré Meduza dresse le même constat. Dans une enquête datant du mois de mai, le portail d'information cite un proche du ministère russe de la Défense selon lequel l'équipement est «pourri».
Mais ce n'est pas tout. Pour Rafael Loss, les soldats ne sont pas non plus formés de manière adéquate à ce qui les attend. Avant l'invasion de l'Ukraine, l'armée russe se composait à environ 80% de recrues effectuant leur service militaire. Elles n'ont toutefois intégré l'armée que quelques années auparavant, «raison pour laquelle elles ne sont pas capables d'entrer dans les détails des systèmes complexes».
L'observateur identifie également un autre problème: l'existence d'un système de violence très hiérarchisé. Les soldats en service militaire sont les premiers à en faire les frais. Dans un article paru dans le magazine spécialisé Foreign Policy, il est dit que cette violence en interne - «dedovchtchina» en russe - est apparue à l'époque soviétique déjà. Elle traumatise ses victimes - et leur apprend à reporter sur l'ennemi la douleur qu'elles ont elles-mêmes vécue.
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Si la dedovchtchina fonctionne aussi efficacement, c'est parce qu'il n'y a pratiquement pas de gestion du facteur humain au sein de l'armée, explique Rafael Loss.
Cela crée une inégalité de pouvoir dont résulte à son tour un taux élevé de «chantage, de maltraitance, de mobbing, d'automutilation et de violence sexualisée».
Cette inégalité de pouvoir s'est traduite, du moins avant l'invasion russe de l'Ukraine, par des taux de suicide extrêmement élevés. «Avant février 2022, des ONG indépendantes estimaient que 44% de tous les décès dans les forces armées étaient dus à des suicides», déclare l'expert.
Le mauvais traitement de ses propres troupes semble également peser sur les commandants. Selon un rapport du think tank américain Institute for the Study of War (ISW), le chef de la 678e unité de communication des forces aériennes se serait récemment suicidé dans une banlieue de Moscou. Il se serait auparavant brouillé avec ses supérieurs à cause du mauvais traitement réservé à ses subordonnés.
Rafael Loss estime que ce fléau aurait tendance à épargner les soldats sur le front en Ukraine. «Poutine ne tient pas à jeter des jeunes soldats dans la machine de guerre, car cela pourrait devenir un problème de politique intérieure pour lui.»
Il n'existe toutefois pas de données fiables sur le taux de suicide en Ukraine.
D'autres dysfonctionnements généralisés existent cependant aussi chez les soldats du front. «Il y a de nombreux rapports sur des durées d'engagement qui dépassent les délais convenus par contrat. La nourriture manque, tout comme certains logements, le matériel ou les soins médicaux», énumère l'expert. La grande quantité de morts et de blessés en Ukraine se répercute négativement sur le moral, poursuit-il.
L'«opération spéciale» engendre en outre des difficultés sociales pour la Russie à moyen terme. Les anciens combattants n'ont en effet accès à aucun soin de santé - mentale ou physique - digne de ce nom.
Des rapports font déjà état de vétérans qui, à leur retour de la guerre, commettent des meurtres ou des viols - et reprennent ainsi exactement là où ils s'étaient arrêtés auparavant en Ukraine.
Bloomberg a ainsi rapporté en juin que les faits de violence commis par des vétérans de retour des combats avaient augmenté de 20%. La chaîne de télévision allemande Deutsche Welle s'était par exemple fait écho du cas d'Alexander Mamaev. A peine rentré chez lui, il était sous l'emprise de l'alcool lorsqu'il a poignardé sa femme sous les yeux de leurs enfants.
Au mois de mai, une rixe a éclaté dans la ville de Tcheliabinsk entre des mercenaires de l'ancien groupe Wagner. Les vétérans russe de la guerre en Ukraine se seraient à ce jour rendus reponsables de 55 meurtres. C'est ce que rapporte le portail d'information indépendant russe Verstka. Le nombre total d'actes violents atteindrait, lui, 190. Reste à savoir si cela entraînera une pression politique sur Vladimir Poutine, qu'il ne pourra plus atténuer par une mobilisation militaire ou des récits patriotiques, prévient Rafael Loss.
Le commandement militaire doit en outre faire face à autre problème: les troupes ennemies ont pénétré le territoire en un deuxième point dans la région de Koursk. C'est ce que rapporte le ministère ukrainien de la Défense, et que confirment plusieurs analystes sur X.
«Ce qu'il faut déterminer, c'est si cette incapacité est due au matériel, aux effectifs et aux infrastructures ou si elle relève plutôt d'un manque de priorité politique», estime l'expert.
Poutine ne semblent toutefois pas se préoccuper outre mesure de cette nouvelle incursion dans la région frontalière. «Si elle constituait réellement un problème, les forces armées russes auraient certainement essayé de la contrer plus énergiquement».
Selon Rafael Loss, leur priorité des reste le Donbass. «Leurs avancées à cet endroit exercent une énorme pression sur l'Ukraine». Avec sa première grande attaque sur Koursk, Kiev espérait freiner l'élan de l'offensive ennemie dans le Donbass. C'est pourquoi, selon le spécialiste, il n'est pas si important pour Poutine de repousser les forces ukrainiennes du territoire à Koursk. «Je ne serais pas surpris de voir les forces de Zelensky franchir régulièrement la frontière russe dans les semaines et les mois à venir», conclut Rafael Loss.
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)