Cela fait deux ans que le Tribunal constitutionnel polonais -contrôlé par les nationaux conservateurs au pouvoir – a jugé l'avortement contraire à la Constitution en cas de grave malformation foetale. L'entrée en vigueur de cette disposition, fin janvier 2021, a réduit l'IVG légale à deux cas de figure seulement: si la grossesse résulte d'un viol ou si elle présente un danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte. Mais son accès, y compris pour ces deux motifs, laisse amplement à désirer.
Or, en plus des Polonaises qui sont des dizaines de milliers à avoir besoin d'une IVG chaque année, les collectifs pro-choix qui opèrent en Pologne doivent aussi faire face, depuis le 24 février dernier, aux demandes de réfugiées ukrainiennes présentes sur le sol polonais.
Le collectif Avortement sans frontières, regroupant six entités basées en Pologne et dans d'autres pays européens, révélait le 21 octobre avoir reçu 78 000 sollicitations pour accéder à des avortements depuis le 22 octobre 2020. Parmi ces femmes, on recense 1515 Ukrainiennes depuis le 1er mars: la plupart ont opté pour une IVG médicamenteuse et 21 d'entre elles ont dû se rendre dans une clinique à l'étranger, pour des grossesses plus avancées.
On l'a dit: si l'avortement en Pologne reste légal en cas de viol ou d'inceste, il est déjà quasiment impossible pour les Polonaises d'y accéder. Alors pour des Ukrainiennes, qui ont pu se faire violer en arrivant en Pologne ou subir les sévices de soldats russes, c'est mission impossible ou presque.
Antonina Lewandowska, éducatrice sexuelle employée à la Fondation polonaise pour les femmes et pour la planification familiale (Federa), avertit:
Au début de la guerre en Ukraine, son organisation a ouvert une deuxième ligne d'assistance téléphonique entièrement dédiée aux besoins des réfugiées, tenue par une gynécologue ukrainienne elle-même exilée en Pologne. La militante pro-choix rapporte:
«À ma connaissance, aucune Ukrainienne n'a eu accès à un avortement légal après un viol», affirme également Kinga Jeliska, fondatrice de Women Help Women (WHW), une organisation internationale à but non lucratif membre d'Avortement sans frontières. WHW facilite l'accès à l'interruption volontaire de grossesse en Pologne en faisant parvenir de manière sécurisée des pilules abortives à domicile.
Elle ajoute:
Basée à Amsterdam, l'activiste polonaise confie avoir entendu «des histoires déchirantes de viols, de violences sexuelles. Mais c'est aussi l'histoire de personnes déracinées, de femmes qui ont peut-être même souhaité être enceintes, sauf qu'à cause de circonstances radicalement différentes, ces grossesses deviennent non désirées.»
Aucun aménagement n'a été prévu pour les quelque un million et demi de réfugiés ukrainiens installés en Pologne, dont 90% sont des femmes et des enfants. Anita Kucharska-Dziedzic, députée de l'opposition, engagée auprès d'une association de défense des femmes à Zielona Gora, dans l'ouest de la Pologne, regrette:
«Nous avons reçu la vice-présidente du Parlement ukrainien au sein du groupe parlementaire dédié aux droits des femmes. À la question de savoir ce qu'il serait possible de faire pour une fille de 12 ans violée de multiples fois et enceinte, on n'a pas pu lui assurer qu'elle pourrait accéder à une IVG», poursuit l'élue.
Il faut donc en passer par les recours déjà usités par les Polonaises. Antonina Lewandowska témoigne:
Mais la solution la plus accessible avant la dixième semaine de grossesse reste l'avortement médicamenteux.
En Pologne, une femme qui s'administre des pilules abortives est en théorie dans son bon droit jusqu'à la vingt-deuxième semaine. Enfin, à une condition: «Vous devez tout faire vous-même, prévient l'activiste pro-choix Justyna Wydrzyska. Il faut commander les pilules, les payer et les prendre vous-mêmes. Bien sûr, vous pouvez demander des conseils, mais les personnes qui hébergent des Ukrainiennes ne doivent pas donner leur e-mail ou d'autres données personnelles.» Toute aide fournie à une femme pratiquant un avortement est en effet punie par la loi.
Cette quarantenaire, pilier d'Avortement sans frontières en Pologne, en sait quelque chose. Elle risque jusqu'à trois ans de prison pour «aide illégale à l'avortement» et «possession de médicaments sans autorisation dans l'objectif de les introduire sur le marché», pour avoir aidé une femme nommée Anna à avorter. Aux prises avec un mari violent, Anna s'était retrouvée enceinte sans l'avoir souhaité en pleine pandémie et n'avait pu se rendre à l'étranger pour une IVG, empêchée par son mari. Elle s'est finalement tournée vers Avortement sans frontières.
Devant l'urgence de la situation, Justyna Wydrzyska s'est décidée à lui adresser directement par la poste ses propres pilules. Le hic? La militante pro-choix avait laissé son numéro de téléphone sur le colis. De quoi permettre à la police de remonter jusqu'à elle, sur dénonciation du mari d'Anna.
Le 14 octobre 2022, Justyna Wydrzyska se tenait pour la troisième fois à la barre, à Varsovie. Cette fois-ci encore, l'audience a été ajournée, les principaux témoins, dont l'instigateur du procès, ne s'étant pas déplacés. Qu'importe, Justyna Wydrzyska est une battante. Elle confie:
Cette mère de famille est d'ailleurs souvent au bout du fil pour répondre aux interrogations des Ukrainiennes au nom d'Avortement sans frontières.
Le plus difficile dans tout ça? C'est justement quand la personne au téléphone évoque un viol. «Je sais qu'à cause de la barrière de la langue, je n'ai pas les ressources pour faire face à ce genre de situations et en tant que femme, c'est particulièrement dur à accepter.»
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original