Le président turc Recep Tayyip Erdogan trouve la victoire de Nemo à l'Eurovision tellement choquante qu'il en fait même un sujet de discussion au sein de son cabinet.
Quel est le rapport avec les chaussures d'Emine Erdogan et pourquoi l'attitude de la Turquie vis-à-vis de l'ESC est emblématique des droits LGBTQIA+ dans le pays:
Recep Tayyip Erdogan porte les valeurs familiales conservatrices presque aussi haut que sa femme Emine porte ses talons.
Pour souligner devant le peuple turc à quel point il prend son conservatisme au sérieux, le président Erdogan s'est emporté lundi contre Nemo, à l'issue de la réunion du cabinet.
Ce n'est pas parce que Nemo aime le vertige autant qu'Emine...
...mais parce que Nemo est «un cheval de Troie de la corruption sociale», comme le pense Erdogan. Et de toute façon, l'ensemble du concours Eurovision de la chanson (ESC) est un événement qui encourage la «neutralisation du genre» et menace ainsi la famille traditionnelle.
🇹🇷| Cumhurbaşkanı'ndan Eurovision Yorumu!
— Holyweek (@holyweekesc) May 20, 2024
İsviçre temsilcisi Nemo'nun zaferi ülkemizdeki bazı siyasiler tarafından eleştirilmişti. Bir eleştiri de Cumhurbaşkanı Erdoğan'dan geldi.#eurovision2024 #Eurovisionpic.twitter.com/zIDGMr35OX
La semaine dernière, les chiffres ont montré à quel point la famille traditionnelle souffre actuellement en Turquie. Ainsi, le taux de natalité du pays est tombé à 1,51 enfant par femme en 2023. C'est historiquement bas et cela équivaut à une «menace existentielle» pour la Turquie, a affirmé Erdogan dans son discours de lundi soir devant le cabinet.
Déjà en 2016, il avait affirmé dans un discours:
A l'époque, il avait également souligné que chaque femme turque devrait avoir au moins trois enfants. Et il a affirmé que la Turquie avait aussi fait beaucoup d'efforts pour que les femmes puissent être mères et travailler.
Mais si l'on y regarde de plus près, Erdogan et ses politiciens n'ont sans doute pas fait assez pour les familles et les mères du pays. Car le ralentissement actuel des naissances s'explique effectivement par la politique d'Erdogan — et non par la victoire de Nemo.
La Turquie est le dernier pays de l'OCDE en termes de soutien aux familles. En 2019, seulement 0,2% du PIB (PIB total en 2019: 761 milliards de dollars) a été consacré au soutien financier des familles et 0,3% du PIB a été investi dans des offres destinées aux familles.
A titre de comparaison, la Suisse a investi durant la même période 1,2% de son PIB (PIB total 2019: 721,4 milliards de dollars) sous forme de soutien financier aux familles, 0,5% dans des offres pour les familles et encore 0,5% du PIB dans des allègements fiscaux pour les familles. La Suisse se situe donc dans la moyenne. Parmi les pays de l'OCDE, la France, la Suède et le Luxembourg sont les leaders en matière de soutien aux familles par les dépenses publiques.
Parallèlement, l'inflation en Turquie est astronomique depuis des années. Cette tendance n'a pas été interrompue en avril: les biens et services ont coûté en moyenne 69,80% de plus que l'année précédente. Les produits alimentaires sont également touchés par la hausse des prix.
Erdogan a d'ailleurs deux filles et deux fils avec sa femme Emine.
Jusqu'à présent, la Turquie a participé 34 fois au concours musical. En 2003, Sertab Erener a même remporté la victoire avec le tube «Everyway That I Can» (réd: de toutes les manières possibles).
Une décennie plus tard, en 2013, la Turquie s'est retirée de la compétition. La raison invoquée était la procédure de vote ainsi que le fait que les cinq nations les plus nombreuses pouvaient participer à la grande émission du samedi soir sans passer par les demi-finales.
Mais le fait que la Turquie ne soit pas revenue à l'ESC après ces critiques n'est pas lié à l'investissement financier, mais aux «chevaux de Troie de la corruption sociale», comme l'a exprimé Erdogan lundi soir. Car 2013 a aussi été l'année où la chanteuse finlandaise Krista Siegfrids a embrassé sa choriste sur scène.
Et puis il y a l'affaire Conchita Wurst, qui a remporté l'ESC en 2014. Celle-ci est une épine dans le pied du président et de ses partisans. İbrahim Eren, le directeur général de la chaîne de télévision publique turque TRT, a déclaré en 2018:
Et maintenant donc Nemo. L'artiste biennois favorise la «centralisation du genre», Erdogan en est convaincu. C'est ce qu'il a déclaré lundi soir dans son discours:
Les déclarations d'Erdogan à l'ESC sont emblématiques de la manière dont la communauté LGBTQIA+ est traitée en Turquie. Pourtant, il y a plus de 20 ans, Sertab Erener chantait encore dans sa chanson gagnante:
Ressentir les choses de manière à se sentir bien n'est toutefois valable en Turquie que pour l'amour hétérosexuel. En effet, le «Parti de la justice et du développement» populiste de droite d'Erdogan, avec ses valeurs islamiques, a montré ces dernières années de moins en moins de tolérance envers les droits LGBTQIA+.
D'un point de vue juridique, l'homosexualité n'est certes plus un délit depuis 1852, mais les personnes homosexuelles sont tout de même coupées de la société. Depuis 2015, les prides — aussi petites soient-elles — sont systématiquement interdites en Turquie. Les personnes LGBTQIA+ sont régulièrement arrêtées lors de manifestations. En juin 2023, des images ont fait le tour du monde, montrant la police arrêtant dix personnes lors de la Trans Pride d'Istanbul et faisant usage d'une force excessive.
En 2021, le ministre turc de l'Intérieur Süleyman Soylu a provoqué un véritable tollé en traitant quatre étudiants de «pervers LGBT» sur Twitter. Bien que le post soit toujours en ligne, il est accompagné d'une mention indiquant qu'il enfreint les règles du X. Les étudiants avaient été arrêtés auparavant pour avoir présenté, lors d'une exposition d'art sur le campus, une œuvre sur laquelle le sanctuaire central de l'islam, la Kaaba à La Mecque, était représenté avec un symbole de la communauté LGBTQIA+.
Boğaziçi Üniversitesi’nde Kabe-i Muazzama’ya yapılan saygısızlığı gerçekleştiren 4 LGBT sapkını gözaltına alındı!
— Süleyman Soylu (@suleymansoylu) January 29, 2021
En 2022, l'autorité turque de régulation de l'audiovisuel (RTÜK) a soutenu un spot publicitaire qualifiant les LGBTQIA+ de «virus» et les rendant responsables de la «destruction des familles».
Ce ne sont que quelques exemples qui illustrent comment la communauté LGBTQIA+ est en danger en Turquie. En juin 2023, Amnesty International écrivait à ce sujet:
La déclaration d'Erdogan envers Nemo et l'ESC n'ont donc rien d'une surprise. Peu de chances de voir la Turquie défendre ses chances lors de l'édition 2025 en Suisse.
Traduit et adapté par Noëline Flippe