Il tire lentement sur sa cigarette, puis souffle doucement la fumée par la fenêtre de sa Mercedes. Malik* accélère. Il est déjà près de minuit à Istanbul, l'autoroute à trois voies est plongée dans une lumière orange et seules quelques voitures circulent à cette heure tardive sur les routes autour de la mégapole turque. Pourtant, les trajets sont longs, surtout si l'on veut, comme cet homme de 45 ans, se rendre à l'un des aéroports d'Istanbul.
Malik a vécu plus de vingt ans dans l'ouest de l'Allemagne, puis est retourné en Turquie avec sa famille et travaille maintenant comme interprète à Istanbul.
En Allemagne, il a gagné de l'argent, suffisamment pour pouvoir s'offrir des biens immobiliers en Turquie. Ses enfants ont terminé l'école, sa fille fait même des études. Il est clair pour Malik à qui il doit son ascension sociale: il est un partisan du président turc Recep Tayyip Erdoğan.
Erdoğan bénéficie toujours d'un grand soutien en Turquie. C'est tout à fait remarquable, car c'est tout de même sa politique qui a déclenché la crise économique et monétaire catastrophique dont souffre massivement la société turque. Les prochaines élections présidentielles turques auront lieu en juin 2023. La course sera serrée pour Erdoğan, mais il est encore en lice. Pour masquer les problèmes de politique intérieure, le président turc pourrait à nouveau laisser les conflits internationaux s'envenimer.
Face à sa possible perte de pouvoir, le chef d'Etat turc est une bombe à retardement. Mais dans la situation géopolitique actuelle, l'Occident ne peut pas vraiment se permettre d'entrer en conflit avec Erdoğan.
Pour ses partisans, un changement de pouvoir en Turquie est un scénario cauchemardesque. Malik tempère:
L'opinion de Malik n'est pas isolée en Turquie. Les personnes âgées, en particulier, se souviennent d'un pays pauvre et chaotique, où l'armée faisait régulièrement des coups d'État. Avant le Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdoğan, les musulmans croyants n'avaient pas de voix politique, ils étaient marginalisés dans la Turquie strictement laïque. Le chef de l'AKP a changé cela, il a rendu son pays plus autoritaire, a restreint la liberté d'expression et de la presse. Malgré cela, de nombreux Turcs ont pu construire leur prospérité au cours des vingt dernières années. Une prospérité qui est désormais menacée.
En effet, la politique de taux d'intérêt du gouvernement turc a entraîné une inflation massive. Celle-ci s'élevait à 83 pour cent en septembre et pourtant la banque centrale a de nouveau baissé son taux directeur, sous la pression d'Erdoğan. Le gouvernement aggrave ainsi encore la crise économique, critiquent les experts. Et en effet, le renchérissement et la chute de la lire ont pour conséquence que de nombreux biens importés sont devenus inabordables pour la population turque. Pour la Turquie, pays importateur, c'est une catastrophe.
Ce n'est toutefois pas vrai. Dans les grandes villes, la nourriture est distribuée à la population, et la partie de la population qui a pris des crédits en devises étrangères comme le dollar a particulièrement du mal à les honorer. Toujours est-il que la lire perd de plus en plus de valeur par rapport aux autres monnaies.
En raison de la crise économique en Turquie, le chef de l'Etat turc est sur la sellette. Il pourrait en effet perdre les élections. Son AKP est toujours la première force du pays, mais l'opposition a formé une alliance qui poursuit un objectif commun: le remplacement d'Erdoğan.
Erdoğan aura vingt ans de pouvoir en juin prochain. Dans cette campagne électorale, rien ne joue vraiment en sa faveur, mais il profite d'un système qu'il a lui-même construit pendant de nombreuses années. Le dirigeant turc a fait déclarer les journalistes critiques comme terroristes, les opposants comme ennemis de l'Etat. Grâce au contrôle des médias, à la censure et au renforcement des lois antiterroristes, le gouvernement turc peut déterminer quelles réalités politiques sont véhiculées dans le pays. Enfin, le chef de l'AKP a creusé des fossés dans la société turque au point de diviser profondément le pays. Avec des conséquences dramatiques: de nombreuses personnes n'ont souvent dans leur environnement social que des partisans de leur propre camp politique.
Mais cela suffit-il à Erdoğan pour se maintenir au pouvoir? Il pourrait à nouveau chercher des conflits de politique étrangère pour détourner l'attention de ses malheurs intérieurs. Car il est peu probable qu'il puisse résoudre les problèmes économiques de son pays dans les huit mois qui le séparent des élections.
On voit ainsi déjà se profiler trois crises qui pourraient survenir avec l'Occident dans les mois à venir:
Les tensions entre Athènes et Ankara sont récemment montées en flèche. Il s'agit avant tout d'îles grecques dans la mer Égée que les dirigeants turcs souhaitent revendiquer. En outre, il y aurait d'importants gisements de gaz dans la région du conflit, ce qui ne fait qu'aggraver la dispute.
Les discussions entre les partenaires de l'OTAN en sont désormais à un point dangereux où une mésaventure pourrait, dans le pire des cas, conduire à une guerre. La Turquie provoque la Grèce avec des tests de missiles, et des avions de combat turcs volent dans l'espace aérien grec et sont pris pour cible par la défense aérienne. Athènes a en conséquence stationné des chars à la frontière turque.
Néanmoins, ces escalades par la Turquie doivent toujours être considérées dans le contexte des élections turques. Erdoğan peut se présenter simultanément comme un leader politique et religieux face à l'Occident chrétien. Il espère ainsi marquer des points auprès des nationalistes turcs et des croyants islamiques – son électorat de base.
Mais c'est justement le président russe Vladimir Poutine qui lui met des bâtons dans les roues. La guerre contre l'Ukraine a pour conséquence que l'Union européenne (UE) ne veut pas s'engager dans un conflit avec la Turquie. C'est pourquoi les gouvernements occidentaux réagissent de manière réfléchie aux provocations turques et qu'il n'y a pas de joutes verbales enflammées entre le président turc et les chefs de gouvernement occidentaux. L'Occident a tiré les leçons du passé.
Mais le président turc n'a pas encore fait jouer tout son potentiel d'escalade. Les partenaires de l'OTAN laissent actuellement passer beaucoup de choses à la Turquie: les provocations contre la Grèce, les attaques contre les milices kurdes en Syrie, le soutien de l'Azerbaïdjan lors de l'attaque contre l'Arménie et la coopération économique plus étroite avec la Russie. Beaucoup de choses qu'Erdoğan fait ne sont pas commentées.
L'Occident a besoin de la Turquie sur le plan stratégique dans sa lutte géopolitique avec la Russie et la Chine. Il a besoin d'Erdoğan comme médiateur dans d'éventuelles négociations avec Poutine. Cela place les dirigeants turcs dans une position privilégiée qu'Ankara exploite, mais sur le plan de la politique intérieure, cela n'a jusqu'à présent pas payé pour le gouvernement turc.
Le chef de l'Etat turc a toutefois encore un levier en réserve: l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN. Erdoğan peut bloquer l'élargissement prévu. Un compromis a certes été trouvé lors du sommet de l'OTAN à Madrid en juin, mais il reste flou. Ankara pourrait ainsi insister sur l'extradition de personnes originaires de Finlande et de Suède, que les dirigeants turcs considèrent comme des soutiens du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit. La Turquie et l'Union européenne n'ont pas la même conception juridique de ce qui constitue une preuve valable. Une autre future dispute flotte dans l'air.
Une autre question cruciale est de savoir si Erdoğan accepterait la défaite qui le menace. Après la tentative de putsch de 2016, le gouvernement a licencié plus de 100 000 fonctionnaires, dont des milliers de policiers rien qu'à la fin juillet 2022. De nombreuses personnes sont restées longtemps en détention provisoire, bien qu'elles aient parfois été innocentées par la justice avant leur licenciement. Des citoyens allemands croupissent également dans les prisons turques ou sont interdits de sortie du territoire – les motifs sont apparemment aussi politiques.
En presque 20 ans de pouvoir, Erdoğan a détruit la séparation des pouvoirs, placé la justice et les médias sous son contrôle. Il n'est presque plus possible d'organiser des élections équitables, car l'AKP a une présence médiatique plus importante que tous les autres partis réunis. De nombreux médias turcs ne sont plus que les porte-parole de la propagande du gouvernement.
Comme la police, la justice et l'armée sont composées de fidèles d'Erdoğan et que la liberté d'information n'existe pas, cela offre au président toutes les possibilités répressives d'un autocrate en cas de défaite. Il a en outre encore suffisamment de soutiens qu'il pourrait mobiliser. Un éventuel changement pacifique de pouvoir dépendrait donc également de l'acceptation d'Erdoğan.
En fin de compte, le président turc pourrait, d'ici les élections, intensifier sa guerre dans le nord de la Syrie contre les Kurdes ou ouvrir à nouveau les frontières aux réfugiés vers l'Europe. Une chose est sûre: plus la probabilité d'une défaite électorale d'Erdoğan est grande, plus celle d'une escalade qui toucherait également l'Allemagne et l'Europe augmente.
La Turquie et les partenaires européens de l'UE sont déjà engagés dans une lutte pour l'endurance. Erdoğan cherche le conflit et l'OTAN tente de l'ignorer, repoussant les discussions avec la Turquie et espérant probablement une désescalade après les élections. Mais combien de temps les autres partenaires de l'OTAN pourront-ils ignorer que le président turc n'agit que dans l'intérêt national et sans tenir compte de l'Alliance?
Jusqu'à présent, il n'y a pas de querelles agitées, la stratégie d'Erdoğan ne fonctionne pas encore. Les élections présidentielles en Turquie laissent tout de même entrevoir un vote de la population turque sur des questions de politique intérieure. Il n'est toutefois pas certain qu'une majorité de votants ait le courage d'amorcer un changement d'époque en Turquie en cette période de crise. De nombreuses personnes dans le pays ne peuvent pas s'imaginer un avenir sans Erdoğan – même ses opposants. Ses partisans soulignent en tout cas ce qu'Erdoğan a apporté à son pays.
«Regardez: à Istanbul, nous avons maintenant trois ponts sur le Bosphore. Erdoğan a beaucoup construit», dit Malik en montrant du doigt l'un des ponts lumineux au loin, qui relie l'Europe à l'Asie. Mais les ponts et les mosquées ne paient pas les factures et cela pourrait finir par forcer le président à quitter son palais.
*Le nom et l'âge de Malik ont été anonymisés par la rédaction à sa demande.
Traduit de l'allemand par Tanja Maeder