L’attaque au missile contre des civils à Soumy, il y a plus d'une semaine maintenant, marque une nouvelle escalade dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Malgré les efforts diplomatiques affichés, Donald Trump continue d’adopter une posture ambiguë face à Vladimir Poutine. Dans cet entretien, Ulrich Schmid, spécialiste du monde slave, analyse les raisons de cette attitude et explique en quoi un véritable accord de paix en Ukraine est compliqué a mettre en place.
Notons que cet entretien a été réalisé avant les récentes discussions entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky à Rome, en marge des obsèques du pape François. Depuis, Trump a laissé entendre que Vladimir Poutine pourrait ne pas vouloir arrêter la guerre en Ukraine, exprimant son exaspération sur Truth Social: «Peut-être» que le président russe Vladimir Poutine «ne veut pas arrêter la guerre» en Ukraine et «me balade», a-t-il déclaré.
Toutefois, malgré ces évolutions, l'analyse reste d'une brûlante actualité: elle met en lumière l'ambiguïté de Trump et souligne que «Poutine sait que le temps pour atteindre ses objectifs de guerre est compté».
Les discussions autour d’un cessez-le-feu ou d’un accord de paix en Ukraine n'avancent pas. On a l’impression que le président américain Donald Trump commence à perdre patience. Etes-vous du même avis?
Ulrich Schmid: Absolument. Mais avec Trump, difficile de dire si c'est la fin de la guerre qui l'intéresse – ou s'il espère recevoir le prix Nobel de la paix.
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Vers quelle variante penchez-vous?
Ni l’une ni l’autre. Je crois que Trump a fini par comprendre que la paix en Ukraine n’est pas réaliste, surtout pas dans les délais qu’il s’est lui-même fixés. Il a d’abord parlé de 24 heures, puis de 100 jours, puis de 180… La semaine dernière encore, il déclarait que les négociations se passaient «not bad». Mais si les choses n'allaient vraiment pas si mal, il aurait déjà clamé, comme à son habitude, que la situation était «géniale».
Vous affirmez qu’il n’y a pas de véritable stratégie dans les pourparlers de paix. Pourquoi?
Parce que Poutine ne veut pas d’un cessez-le-feu. On l’a vu récemment avec l’accord sur une trêve ciblant les infrastructures énergétiques: il a dit oui, mais n’en a rien fait. Il pose systématiquement des conditions annexes inacceptables pour ses interlocuteurs.
Le nouvel envoyé spécial américain, Steve Witkoff, a rencontré plusieurs fois Vladimir Poutine ces dernières semaines. Leur dernière entrevue a duré plus de quatre heures. Est-il l’homme de la situation?
A l’origine, c’est Keith Kellogg qui avait été nommé envoyé spécial des Etats-Unis pour la Russie et l’Ukraine. Mais celui-ci souhaitait «geler» le conflit, une option que la Russie rejette catégoriquement. Sous pression du Kremlin, Donald Trump l’a rétrogradé en simple émissaire pour l’Ukraine. Steve Witkoff, son successeur, est clairement favorable à Moscou. Lui et Trump martèlent que Poutine veut la paix, alors que rien ne le prouve.
Quand vous parlez de «geler le conflit», vous voulez dire attendre la fin de l’ère Poutine?
Exactement. L’idée serait de trouver une solution acceptable pour les deux camps, à mettre en œuvre après Vladimir Poutine. Mais tant qu’il est au pouvoir, c’est exclu. Il a lié son destin politique à cette guerre. Il veut accomplir sa mission et entrer dans l'histoire comme celui qui a réunifié les terres russes.
Pourtant, malgré son inclination pro-russe, Donald Trump semble perdre patience. Pourquoi les Etats-Unis ne renforcent-ils pas tout simplement les sanctions?
Keith Kellogg a proposé en début d’année de le faire. Mais aussi brutal qu’il puisse être avec les alliés des Etats-Unis, Trump semble tétanisé face à Poutine. Pourtant, des sanctions bien ciblées pourraient être très efficaces.
Par exemple?
Des droits de douane secondaires, appliqués à des pays comme l’Inde, qui achètent massivement des matières premières russes. Mais malgré son agacement croissant envers Poutine, Trump semble manquer de volonté politique pour aller dans cette direction.
Comment l’expliquer?
Il y a un facteur court terme et un facteur long terme. Tout d'abord, il existe des rumeurs selon lesquelles la Russie détiendrait du matériel compromettant contre Donald Trump.
Ce ne sont que des théories invérifiables, mais elles méritent qu’on les garde en tête.
Et le facteur long terme?
Dans le cercle de Trump, circule une idée utopique selon laquelle les Etats-Unis et la Russie pourraient un jour piloter ensemble l’approvisionnement énergétique mondial. Ce fantasme a été évoqué dans une interview explosive entre Tucker Carlson, le présentateur de Fox News, et Steve Witkoff. Si c'est vraiment le rêve de Donald Trump, alors la Maison-Blanche cherchera à ménager Moscou, quitte à freiner sur les sanctions.
Donald Trump cherche-t-il à obtenir un cessez-le-feu en échange de matières premières comme des terres rares?
Les terres rares sont une obsession pour Trump. Il y en a effectivement en Ukraine, mais on ne sait pas si leur extraction est rentable. Les Etats-Unis ont évoqué l’idée que des entreprises américaines exploitent ces ressources dans l’est de l’Ukraine – ce qui, selon eux, découragerait la Russie d’attaquer. Une vision totalement naïve.
Qu’en est-il de l’accord sur les ressources, censé accorder un accès aux matières premières ukrainiennes en échange du soutien militaire?
Le simple fait que cet accord ait été envisagé est absurde et en dit long sur le chaos de la politique trumpiste. L'agenda officiel de Trump, c'est d'obtenir la paix en Ukraine. Mais cet accord n’a rien à voir avec la paix. Il s’agit simplement pour les Etats-Unis de rentabiliser leur aide militaire. En réalité, cela placerait l’Ukraine sous tutelle américaine pour des décennies. Ce projet n’est qu’un écran de fumée de plus, destiné à faire oublier l’échec du plan de paix éclair.
Vous disiez plus tôt que la Russie ne veut ni cessez-le-feu ni paix. Reste donc l’option d’une paix imposée, indépendamment de la volonté de l’Ukraine.
C’est exactement ça. A la veille du sommet de Bürgenstock, Vladimir Poutine a énoncé ses conditions: retrait de l’armée ukrainienne des territoires de l’est annexés par la Russie en 2022, pas d’adhésion à l'Otan, «dénazification» – entendez: changement de régime –, garanties pour la minorité russophone, reconnaissance des frontières russes et levée des sanctions.
Le futur chancelier allemand, Friedrich Merz, a réaffirmé, la semaine dernière, que la livraison des missiles Taurus et la destruction du pont de Crimée étaient des options. Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe, l’a traité de «nazi» sur la plateforme X. Faut-il prendre cela au sérieux?
C’est le rôle que joue actuellement Dmitri Medvedev. Il fait le chien enragé, menace l’Occident de frappes nucléaires, aboie contre l’Otan. Cela permet à Moscou de présenter Poutine comme un dirigeant mesuré, en comparaison.
Chancellor candidate Fritz Merz is haunted by the memory of his father, who served in Hitler's Wehrmacht. Now Merz has suggested a strike on the Crimean Bridge. Think twice, Nazi!
— Dmitry Medvedev (@MedvedevRussiaE) April 14, 2025
Et si Friedrich Merz envoyait vraiment les Taurus?
Les experts militaires estiment que ce ne serait pas un tournant décisif. Beaucoup de questions restent en suspens. On ne sait même pas si ces missiles seraient autorisés à frapper des cibles en territoire russe.
La guerre coûte cher à la Russie. Le prix du pétrole est bas. Jusqu’où Vladimir Poutine peut-il tenir?
Le manque à gagner est énorme. Le budget russe repose sur un baril de Brent à 70 dollars. Après l’annonce des droits de douane par Donald Trump, le prix est tombé à 58 dollars, et aujourd’hui encore, il ne dépasse pas 67. Et il pourrait baisser à nouveau. Moscou continue à vendre ses matières premières, mais à des prix bien moindres. Cette guerre lui coûte environ 120 milliards de dollars par an.
Le dimanche des Rameaux, plus de 30 civils ont péri dans une frappe russe à Soumy. Dix jours plus tôt, 19 personnes, dont 9 enfants, étaient tuées à Kryvyï Rih, ville natale du président Volodymyr Zelensky. C’était l’attaque la plus meurtrière contre des enfants depuis le début de la guerre. Quel est le but de ces actes?
Ils sont le reflet d’un cynisme glaçant. Officiellement, Moscou continue d’affirmer qu’elle ne vise que des objectifs militaires. Mais depuis l’automne 2022, après la contre-offensive ukrainienne qui a libéré de vastes territoires, le Kremlin a changé de stratégie. Les frappes sur les infrastructures et cibles civiles sont devenues une tactique assumée. Mais elle ne fonctionne pas.
Pourquoi cette stratégie ne marche-t-elle pas?
Parce qu’elle vise à briser la volonté de résistance des Ukrainiens. Mais c’est l’inverse qui se produit. On assiste à un effet de rassemblement national autour du drapeau. C’est une dynamique bien connue: en période de crise, les peuples tendent à se souder et à soutenir leur gouvernement. Les atrocités russes ne font que renforcer la détermination de l’Ukraine.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder