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Ukraine: «Poutine a bouleversé ma vie deux fois»

Le journaliste ukrainien Denis Troubetskoï, 31 ans, couvre l'invasion russe en Ukraine pour divers médias germanophones.
Le journaliste ukrainien Denis Troubetskoï, 31 ans, couvre l'invasion russe en Ukraine pour divers médias germanophones, il raconte le quotidien des Ukrainiens, près de trois ans après le début de la guerre.

«Poutine a bouleversé ma vie deux fois»

Le journaliste ukrainien Denis Trubetskoy, 31 ans, couvre l’invasion russe pour plusieurs médias germanophones. Dans une interview, il raconte comment il survit à la guerre et à la menace permanente d’être mobilisé par l’armée.
16.02.2025, 07:0316.02.2025, 07:03
Bojan Stula / ch media
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Lorsqu’on entend Denis Trubetskoy à la radio suisse ou à la télévision allemande, on pourrait croire qu’il s’agit d’un Allemand vivant en Ukraine. Pourtant, ce journaliste de 31 ans est né en Crimée et a appris l’allemand de manière autodidacte, jusqu’à le parler couramment et presque sans accent. Nous l’avons joint par téléphone à Kiev, au moment même où retentissait en Suisse l’alarme de test des sirènes. Il souffle:

«Heureusement que ce n’est pas une alerte réelle chez vous»

Cela fera trois ans que la Russie a envahi une partie de votre pays. Pouvez-vous expliquer en quoi la situation actuelle diffère de celle de février 2024?
Denis Trubetskoy:
Je pense que la principale différence réside dans la fréquence avec laquelle le terme «lassitude de la guerre» est utilisé en Occident. Ce terme est fondamentalement erroné et je le rejette. Bien sûr, les Ukrainiens sont épuisés après trois ans de guerre, mais ils ne l’ont jamais souhaitée, même après les grandes victoires militaires de l’Ukraine, comme la libération de la région de Kharkiv à l’automne 2022 ou celle de la ville de Kherson.

Mais les témoignages d'Ukrainiens cherchant à échapper à la conscription dans l'armée sont de plus en plus nombreux. Lors de l'entraînement de la 155e brigade en France, des centaines de recrues ont déserté. Cela indique tout de même que beaucoup sont effectivement «lassés de la guerre».
Il ne faut pas surestimer ces informations. Bien sûr, le moral n’est pas au beau fixe. Après les espoirs de victoire portés par l’offensive estivale malheureusement avortée de 2023, nous traversons actuellement la phase la plus critique de la guerre.

«Personnellement, je ne connais personne à Kiev qui pense que l’Ukraine devrait se rendre à Poutine pour mettre fin au conflit»

La réalité se divise probablement ainsi: un tiers des Ukrainiens rejette catégoriquement tout rapprochement avec la Russie. Un autre tiers est prêt à des compromis pour mettre fin aux combats. Et le dernier tiers n’accepterait un cessez-le-feu que si la sécurité de l’Ukraine était garantie à l’avenir. Idéalement par une adhésion à l’Otan, mais celle-ci est devenue encore plus improbable avec Trump.

A propos de Donald Trump: est-ce que vous et vos compatriotes savez déjà ce que vous pouvez réellement attendre du nouveau président américain?
En Ukraine, les sentiments à son égard restent mitigés. Un sondage récent indique que 45% des Ukrainiens font confiance à Donald Trump pour rapprocher le pays de la paix. Ce chiffre reflète aussi le mécontentement vis-à-vis de l’administration Biden.

«Ces personnes adoptent une forme d’optimisme pragmatique, espérant une amélioration de la situation»

Certains misent sur une nouvelle dynamique sous sa présidence, tandis que d’autres restent pessimistes. Parmi les experts, le pessimisme domine, et c’est aussi mon cas. Deux scénarios me semblent possibles: soit Trump soutient l’Ukraine plus activement que Joe Biden, soit il perd rapidement tout intérêt pour notre pays. Je pense que la deuxième option est la plus probable. Lors de son premier mandat, il s’était d’abord fortement investi vis-à-vis du régime de Kim Jong-un, avant de finalement se désintéresser totalement de la Corée du Nord.

Qu'est-ce que cela suscite en Ukraine, alors que la Maison Blanche à Washington affirme aujourd'hui que tout soutien supplémentaire ne se fera qu'en échange de terres rares?
Tout d’abord, la proposition d’exploiter conjointement les ressources minières ukrainiennes émane de l’Ukraine elle-même, dans le cadre du «plan de victoire» du président Zelensky. En ce sens, les Etats-Unis adoptent une approche pragmatique.

«Mais, en réalité, je trouve cela assez cynique si l’aide se transforme en un simple échange de ressources contre du soutien militaire»

L’assistance à l’Ukraine devrait être motivée par la défense de l’Europe face à l’invasion russe et par les intérêts stratégiques des Etats-Unis, et non par des transactions commerciales. Après tout, la Russie a envahi militairement un voisin souverain. Malheureusement, nous ne vivons pas dans un monde idéal.

Cela semble plutôt fataliste. Comment vous sentez-vous après trois ans de guerre, comment se porte la population?
Depuis octobre 2023, nous, Ukrainiennes et Ukrainiens, traversons une phase particulièrement difficile de la guerre. L’issue du conflit reste incertaine. Fin 2022, il y avait encore l’espoir d’un succès rapide, mais depuis, la guerre s’est enlisée dans un combat de positions.

«La situation économique est précaire»

Les infrastructures énergétiques sont gravement endommagées, entraînant des coupures de courant. La mobilisation touche de plus en plus de personnes sans expérience militaire. Tout cela nous a profondément changés. Les journalistes qui ne passent qu’une ou deux semaines à Kiev ne le perçoivent peut-être pas, mais nous avons changé. Nous parlons différemment, nous pensons différemment.

Comment cela se manifeste-t-il?
Lorsque l’on ne sait pas ce que l'avenir réserve, on prend des décisions différentes de celles qu’on prenait il y a deux ans. Dans les cafés, on parle de l’avancée du front, de la mobilisation, de Trump. Personnellement, j’ai accepté la perspective que cette guerre pourrait durer encore très longtemps, simplement parce qu’il n’existe pas d’autre réalité pour nous en Ukraine. Je pense qu’une majorité de la population partage mon point de vue et, malgré tous les problèmes, ne voit aucune alternative à la poursuite de la résistance contre la Russie.

Vous avez 31 ans, vous êtes donc en âge d'être mobilisé. Avez-vous peur d'être appelé au service militaire?
C'est bien sûr un sujet difficile. Je mentirais si je disais que je n'ai pas peur de cela.

«Il est vrai, qu’en principe, je pourrais être appelé dès demain»

Je n’ai aucune exemption militaire ou quoi que ce soit. Je tente simplement d’adopter une approche similaire à celle que j’ai pour ma vie en ce moment. Nous ne vivons même plus un jour après l’autre, mais d’un moment à l’autre. Je dois accepter cela tel que ça vient.

Vous répondriez donc à une convocation?
Pour l'instant, je ne me sens pas dans un état d'esprit où je chercherais à me soustraire au service militaire. Donc, je ne chercherais pas à m'enfuir.

Vous venez de mentionner que la mobilisation pour l'armée reste un sujet brûlant chez vos compatriotes.
Oui, ce sujet a été largement poussé par les Etats-Unis; ce qui est assez rare, c'est que Biden et Trump partagent ici le même avis. Cela a provoqué chez nous un débat plus large sur la réduction de l'âge de mobilisation. L'âge de mobilisation actif se situe actuellement entre 25 et 50 ans.

«Le gouvernement ukrainien refuse encore de baisser l'âge de mobilisation de manière générale»

Il propose plutôt d'offrir aux jeunes de 24 ans des contrats attractifs pour le service militaire, afin d'attirer des volontaires de cette tranche d'âge. Il est évident que les jeunes de 24 ans conviennent mieux pour le service dans l'infanterie que les personnes de 44 ans.

Qu'en pensez-vous?
Il est peu probable que l'on puisse mobiliser beaucoup de personnes dans cette tranche d'âge. Même si de telles idées étaient mises en œuvre, une telle extension de la mobilisation n'apporterait pas autant que ce que l'on attend de nous aux Etats-Unis. De plus, il y a des préoccupations démographiques, car nous parlons ici des générations moins nombreuses nées à la fin des années 1990 et au début des années 2000 en Ukraine. De manière réaliste, on peut à peine espérer plus de 200 000 hommes, alors que l'on s'attend à en mobiliser 400 000.

Votre président semble de plus en plus prêt à négocier ces derniers jours. Par ailleurs, Poutine devrait bientôt rencontrer Trump: quelle est l’ampleur de votre espoir que la guerre se termine en 2025 ou qu’au moins un cessez-le-feu soit conclu?
Je n'y crois pas, cette espérance existe à peine en moi, peu importe ce que l'on entend de Moscou. Peut-être tout au fond de mon cœur. Mais mon cœur me dit aussi que la guerre durera probablement encore longtemps. Depuis octobre 2023, je vis avec cette conviction. Il n'y a pas grand-chose à attendre d'une rencontre entre Moscou et Washington.

«En fin de compte, il s'agit de stabiliser la ligne de front et d'empêcher la Russie d'avancer militairement»

Honnêtement, nous en sommes malheureusement très loin. Il serait également crucial de mettre la Russie dans une situation économique où elle ne pourrait plus financer la guerre. Bien qu'il y ait des espoirs à cet égard, il y a peu de signes concrets. C'est pour cette raison qu'il m'est difficile d'imaginer pourquoi la Russie envisagerait même un cessez-le-feu cette année.

Je trouve cela terrible d'imaginer une telle situation dans une Suisse en sécurité. Vous êtes un jeune homme qui, normalement, devrait se consacrer à d'autres choses dans la vie, plutôt que d'être obligé de se préparer à une guerre qui semble ne jamais finir.
Pour moi personnellement, tout a commencé en 2014, puisque je viens moi-même de la Crimée. En ce sens, Poutine a déjà bouleversé ma vie deux fois: d'abord, j'ai dû quitter la Crimée, et maintenant je dois vivre en pleine guerre.

Comment vous en sortez-vous?
Il faut accepter la réalité telle qu'elle est et essayer de ne pas devenir fou. Certes, psychologiquement, c'est difficile. Quand je regarde les jeunes à Kiev, je me demande parfois ce qu'ils ont fait pour mériter que Poutine leur vole les meilleures années de leur vie. Mais en tant qu'individu, je ne peux rien changer à cela. Dans l'ensemble, je suis heureux d'avoir pu grandir, au moins pendant ma jeunesse, dans un monde normal et, par exemple, vivre l'Euro 2012 dans mon propre pays à l'âge de 19 ans.

Traduit et adapté par Noëline Flippe

La guerre en Ukraine dans l'œil d'Alexander Chekmenev
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La guerre en Ukraine dans l'œil d'Alexander Chekmenev
Faces of war pour le New York Times.
source: alexander chekmenev
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Video: watson
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