Oleksy Chakraï cherche désespérément son ancien «lui». Il est mort, dit-il, le 24 février 2022. Ce jour-là, le jeune homme, alors DJ dans les clubs animés de Kiev, s’est engagé dans l'armée – dès les premières heures de l’invasion russe. Il avait 22 ans. «J’aimais ma petite amie, j’avais beaucoup d’amis, je sortais souvent», raconte-t-il.
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Trois ans plus tard, il est assis, droit comme un i, sur une chaise en plastique dans un centre de vétérans privé. Le regard dur, il fixe son interlocuteur comme lors d’un interrogatoire.
Oleksy Chakraï a servi à deux reprises dans l’armée ukrainienne. Impossible pour lui de retrouver une vie normale après son premier service: son amoureuse était partie, ses amis s’étaient éloignés, et sa vie d’avant semblait appartenir à une autre époque. Après son second engagement, il s’occupe aujourd'hui d’assembler des drones militaires à Kiev. Imaginer une vie sans guerre lui est devenu inconcevable. Mais que se passerait-il si, sous la pression d’un Donald Trump revenu au pouvoir, la guerre s’achevait par une perte territoriale pour l'Ukraine?
Oleksy Chakraï n'hésite pas: en cas d’acceptation d'une paix imposée par la Russie, il prophétise une révolte des vétérans et des soldats encore en service. Pour lui et beaucoup d’autres, ce serait inacceptable.
A Podil, un quartier de Kiev, Youlia Gontcharova dirige le centre «Après le service», financé par des dons locaux et internationaux. C’est l’un des nombreux établissements créés depuis 2022 pour soutenir les soldats démobilisés.
Mais en milieu rural, les structures pour accueillir les soldats lourdement blessés sont rares. Si les combats cessaient, des millions de militaires devraient réintégrer une économie civile fragile, où les salaires restent bien inférieurs à ceux de l’armée: 430 euros par mois en moyenne contre 2200 euros pour un soldat. La déception semble inévitable.
Selon le ministère ukrainien des anciens combattants, l'Ukraine compte déjà 1,2 million de vétérans. En y ajoutant les proches, jusqu'à six millions de personnes seraient concernées. Le président Volodymyr Zelensky a évoqué, en février 2025, le chiffre de 380 000 soldats blessés. Dans les rues de Kiev, les hommes en fauteuil roulant, amputés ou munis de prothèses, sont désormais monnaie courante.
Youlia Gontcharova souligne que la quasi-totalité des soldats souffre de maux de tête persistants, conséquences de traumatismes crâniens dus aux bombardements incessants. Un retour «normal» à la vie civile lui semble illusoire:
On ignore encore quelles conditions Donald Trump pourrait imposer à l’Ukraine dans le cadre d'un cessez-le-feu. Oleksy Chakraï, lui, se méfie: «95% des Ukrainiens veulent que la guerre s’arrête, d'une manière ou d'une autre», constate-t-il, amer. Les soldats usent d'un terme pour désigner les civils pressés de retrouver leur ancienne vie: Kakaya Raznitsa, en français: «Qu'est-ce que ça change». Une manière de dire qu'ils se moquent de tout:
Dmytro Nazarets, avocat de 52 ans, voit les choses autrement. Installé dans un restaurant entre deux rendez-vous avec ses clients, il raconte comment, dès le début de l’invasion, il a envoyé sa femme et sa fille de 15 ans en Suisse. Il se réclame du «camp réaliste»: selon lui, prolonger le conflit à tout prix est absurde, alors que la situation géopolitique devient chaque jour plus défavorable à l'Ukraine.
L’avocat s’inquiète du climat de plus en plus agressif qui s’est installé dans les débats publics. Les tensions déchirent des familles entières et rompent des amitiés.
Dmytro Nazarets a lui-même payé un lourd tribut, son mariage n’a pas survécu à la séparation:
Les chiffres officiels le montrent: en 2024, les divorces ont augmenté de 50% en Ukraine. Le nombre de mariages et de naissances, lui, s’effondre. Aujourd'hui, une femme ukrainienne a en moyenne un seul enfant. A proximité du front, les naissances sont presque inexistantes.
Le constat est sombre. Selon l'ONU, six millions d'Ukrainiens ont fui à l’étranger, en grande majorité des femmes. Tandis qu’une génération entière d’hommes reste sur les lignes de front, souvent sans perspective de relève en raison du manque d'effectifs.
Les communications entre époux se limitent à quelques appels ou messages échangés au gré des combats. Les liens s’effilochent.
Dmytro Nazarets souhaite offrir à sa fille un avenir sécurisé: une éducation privée, des études à l’étranger, une vie ailleurs. Lui-même voit son horizon s’assombrir:
Il imagine son pays devenir une terre peuplée de soldats âgés et solitaires.
A Kiev, Lesia Slabospytsky conserve précieusement les souvenirs de son mari Viacheslav dans une boîte en bois. Tombé sur le front à l’été 2023, un mois avant son 50ème anniversaire, il reste vivant dans les albums-photos qu’elle feuillette avec tendresse. «Il avait toujours une blague à raconter», se souvient-elle.
A l'annonce de la mort de son mari, sa vie s'est effondrée:
Lesia Slabospytsky aide aujourd'hui d'autres veuves de guerre à Kiev. Elle a rejoint l'association Living Hope, dont les bénévoles l'ont soutenue lorsqu'elle allait mal psychologiquement:
Accepterait-elle que l'Ukraine accepte la paix en échange de territoires perdus? Sa réponse est sans appel: «Je veux que cette guerre s'arrête», dit la veuve. Même si les pertes ont été douloureuses.
Sa petite fille de quatre ans prie chaque soir pour que la guerre prenne fin et que plus aucun enfant ukrainien ne perde son père. Et malgré les blessures, Lesia Slabospytsky garde foi en son pays: «Cette guerre a montré que rien ne peut briser les Ukrainiens. Surtout pas les femmes».
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder