Alors que s'enchaînent les informations parfois contradictoires concernant la fin de la guerre en Ukraine, les questions sur les conséquences du conflit dans le reste du monde restent vivaces. Enseignant en économie militaire à l'Ecole polytechnique de Zurich, Marcus Keupp fait le point sur la situation, avec parfois des opinions à contre-courant.
Important: cette interview a été réalisée avant la rencontre houleuse entre Trump et Zelensky, vendredi soir.
La guerre a lieu depuis trois ans. Jamais la situation ne s'est aussi mal présentée pour l'Ukraine. Qu'en pensez-vous?
Marcus Keupp: Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation. La capacité de combat de l'Ukraine dépend des livraisons d'armes de la part des pays occidentaux. Si cette aide se poursuit, la configuration militaire de la guerre ne changera pas.
L'Ukraine lutte contre cela avec des drones et de l'artillerie occidentale. Je ne souscrirais donc pas à l'idée que le pays est sur le point de perdre la guerre. Le véritable crash test aura lieu au moment des discussions concernant la livraison des prochains lots d'armes.
Vous pensez en particulier aux Etats-Unis?
Tout à fait. Si le gouvernement de Donald Trump mettait fin à ses livraisons d'armes, par exemple parce que le Congrès, dominé par les républicains, votait contre, ce serait un changement fondamental de politique. Et là, la situation changerait énormément. Trump sait qu'il est en position de force, c'est pourquoi il veut obtenir de l'Ukraine une contrepartie sous forme de matières premières.
Doit-on plutôt qualifier la démarche de Trump d'immorale ou de justifiable?
Il y a un peu des deux.
Il cherche plutôt à conclure des accords qu'il pourra présenter comme avantageux à son électorat. Trump vit selon la devise: si tu veux un service de ma part, tu dois le payer. Bien entendu, cela révèle une attitude fondamentalement autoritaire.
Sur quoi vous basez-vous pour affirmer cela?
Trump ne considère pas l'Ukraine comme un Etat attaqué, qui se défend conformément à son droit d'autodéfense. Il voit en elle une zone de matières premières à exploiter. C'est l'élément immoral.
En quoi suivre ce plan est-il rationnel pour l'Ukraine?
Si la Russie devait gagner la guerre, toutes ces matières premières ukrainiennes - terres rares, uranium, titane, minerai de fer, néon - iraient à la Russie. D'un point de vue pragmatique, si l'accord de Trump avec Zelensky permet d'éviter que ces matières premières ne tombent entre les mains de la Russie, je pourrais m'en accommoder. Il est préférable d'avoir une Ukraine indépendante, fortement liée économiquement à l'Occident par des accords commerciaux, plutôt que de laisser simplement le pays et les ressources à la Russie.
Dans le même temps, des discussions entre les Etats-Unis et la Russie se déroulent sans l'Europe et l'Ukraine. Comment cela s'accorde-t-il ?
Le fait que la Russie se montre prête à discuter n'a rien de surprenant. Poutine essaie seulement de gagner du temps, alors qu'il continue d'agir et de causer des dégâts sur le terrain.
Quant à la délégation américaine qui a négocié avec la Russie en Arabie saoudite, elle m'a paru terriblement incompétente.
Et pourquoi donc?
Les représentants américains n'ont connaissance ni de la région, ni de sa langue. Ils n'avaient encore jamais mené de négociations internationales et se trouvaient face à un Sergueï Lavrov qui est ministre des Affaires étrangères russe depuis plus de 20 ans, et qui a déjà négocié avec tout le monde. Il n'a fait qu'une bouchée des représentants américains, qui faisaient profil bas face à lui. Je pense que Trump a mené ces négociations uniquement parce qu'il doit, d'une manière ou d'une autre, tenir sa promesse électorale de mettre fin à la guerre. Mais il n'est pas vraiment sérieux dans cette initiative.
Trump fait pression sur les états européens pour qu'ils consacrent plus d'argent à leur sécurité et à la défense de l'Ukraine. Qu'en pensez-vous?
Sans forcément approuver Trump, on peut trouver cette démarche tout à fait correcte.
Le parapluie nucléaire américain est la seule assurance contre une invasion russe. L'Europe ferait bien de prendre enfin sa sécurité en main, et de devenir une composante militaire sérieuse sur le continent eurasien. Il faudra toutefois attendre de nombreuses années avant que les Européens ne développent une force de frappe, durant ce temps, l'Ukraine devra faire sa place.
L'Ukraine tiendra-t-elle aussi longtemps?
Je sais que ma position est impopulaire dans les médias, parce que je dis que les Russes sont en position de faiblesse.
Avec son taux d'usure et d'inflation, et sa situation économique globale, la Russie de Poutine n'a aucune chance face au potentiel militaire et économique combiné de l'Occident. Les Européens doivent simplement lui faire comprendre que le prix à payer pour continuer de l'attaquer est trop élevé. Ils doivent lui signaler de manière crédible qu'ils ne voient pas l'Ukraine uniquement en tant que nation, mais comme une forteresse en amont de l'Otan. Or, à l'heure actuelle, l'Europe envoie à Poutine un signal à l'opposé de cela. Mais il faut tout de même souligner un point. Trump n'abandonnera probablement jamais complètement l'Europe à elle-même.
Quels intérêts a-t-il à cela?
Si l'Ukraine tombait, Poutine pourrait ensuite viser la Moldavie, les pays baltes ou la Pologne. Les Etats-Unis devraient alors soit renforcer massivement la présence de leurs troupes en Europe de l'Ouest, afin d'empêcher la Russie de poursuivre ses invasions, soit ils devraient se retirer complètement d'Europe de l'Ouest.
Les Américains et leurs importantes bases militaires se retrouveraient chassés du continent, et cantonnés à leur simple territoire. Ce serait une catastrophe géopolitique pour les Etats-Unis.
Cette semaine, les Etats-Unis ont toutefois refusé de voter en faveur d'une résolution de l'ONU, de l'UE et de l'Ukraine, qui qualifiait la Russie d'agresseur...
Je ne m'intéresse pas vraiment à ces jeux politiques à l'ONU. Ils n'ont pas grand-chose à voir avec l'exercice réel du pouvoir. Par leur comportement à l'ONU, pour cette résolution ou concernant d'autres encore, les Etats-Unis ont simplement voulu créer un nouvel axe qui se voulait menaçant. L'idée: dire au reste du monde «nous pouvons aussi être pro-russes». Cette tactique pourrait toutefois se retourner contre Trump.
Pourquoi cela?
Des pays comme le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et l'Arabie saoudite comptent sur les Etats-Unis en tant que puissance protectrice. Si ces pays voient maintenant que les Etats-Unis pactisent avec des dictatures en fonction de la situation, ils devront se demander dans quelle mesure ils peuvent eux-mêmes se sentir protégés. Le point central, c'est l'armement nucléaire. Le préjudice pour les Etats-Unis serait l'érosion de leur position de puissance protectrice dominante au niveau mondial.
Trump a évoqué ces derniers jours l'envoi possible de soldats européens en Ukraine. Poutine apprécierait-il que cela se fasse?
Ce que le dictateur russe apprécie ou pas, cela n'a pas vraiment d'importante. Ce qui compte, c'est la crédibilité d'une telle présence. Si les Européens veulent envoyer leurs propres troupes en Ukraine, celles-ci devraient au moins disposer de la même force, en termes de personnel et de matériel, que l'armée russe. Sinon, celle-ci ne ferait figure que d'armée de passage.
Il ne faut pas oublier que depuis 1992, la Russie a rompu tous les accords de paix européens ou ne les a pas du tout mis en œuvre. A l'heure actuelle, je considère que l'idée de soldats européens envoyés en Ukraine n'est qu'un écran de fumée qui pourrait être soufflé à la première occasion.
Volodymyr Zelensky a déclaré qu'il échangerait son poste de président contre une adhésion à l'Otan. De telles déclarations sont-elles à prendre au sérieux?
Je ne pense pas.
Par cette déclaration, Zelensky souhaite tester la réaction de l'Otan et celle de la Russie. Rien de plus.
Malgré les déclarations contraires de Poutine, l'économie russe se porte mal. A quelle moment la Russie devra-t-elle songer à mettre fin à la guerre pour des raisons économiques?
Beaucoup de choses vont dépendre du prix du pétrole. Pour équilibrer son budget national et maintenir son économie de guerre, la Russie a besoin d'un prix brut du pétrole à environ 81 dollars américains le baril. Après les baisses que la Russie a dû consentir sur le marché mondial, Poutine se retrouve avec un prix net d'environ 70 dollars. Et le prix actuel du marché n'est pas de 81 mais d'environ 73 dollars. Après déduction, la Russie perd donc quelques dollars sur chaque baril. Grâce à un fonds national de prévoyance, Poutine peut encore compenser cette perte.
Le commerce du gaz s'est déjà effondré depuis longtemps, la TVA aussi, car l'économie russe ne croît plus. Il y a aussi un deuxième point.
Quel est-il?
La politique intérieure. La Russie a besoin de recettes afin de continuer de garantir les prestations sociales, telles que les retraites ou les subventions pour les régions les plus pauvres. Si ces paiements cessaient, des dissensions internes pourraient à nouveau se produire, comme cela a été le cas au début des années 1990. Si Poutine devait se retrouver à choisir entre continuer de financer la guerre ou une politique sociale, le choix pourrait s'avérer très difficile pour lui.
Vous avez toujours fortement critiqué Olaf Scholz pour son attitude attentiste en ce qui concerne les livraisons d'armes. Avec Friedrich Merz, le futur chancelier allemand, les choses vont-elles changer?
Je l'espère vraiment. Personne ne peut plus se permettre d'être prudent. Le premier test de crédibilité sera de savoir si Friedrich Merz livrera le missile de croisière Taurus à l'Ukraine, comme il l'a laissé entendre à plusieurs reprises avant les élections fédérales. Merz a également annoncé vouloir réarmer massivement l'armée allemande. C'est le genre de ton qu'il faut pour que Poutine le prenne au sérieux. Dans la phase actuelle, Friedrich Merz est l'homme de la situation. Il faut enfin cesser ce regard craintif en direction de Moscou, typique de la génération d'Olaf Scholz.
Le président français Emmanuel Macron a évoqué cette semaine un possible cessez-le-feu en Ukraine. Est-ce réaliste à court ou moyen terme?
Premièrement, la condition préalable à un cessez-le-feu serait d'empêcher l'armée russe d'avancer davantage. Deuxièmement, toutes les formes de cessez-le-feu négociées jusqu'à présent avec la Russie ont été soit ignorées, soit immédiatement rompues par les Russes. Poutine trouverait sans problème un prétexte pour le faire à nouveau, et continuer d'avancer avec ses troupes.
L'Ukraine devra-t-elle, à un moment donné, accepter une paix «dictée», dans laquelle elle ne récupérera pas les territoires actuellement occupés par la Russie?
L'Europe ne pourra jamais approuver cela.
Qu'est-ce qui empêcherait alors le Venezuela d'envahir la Guyane. Ou une annexion de Taïwan par la Chine? Le résultat serait un monde d'avant 1945, un monde chaotique, fait de guerres de redéfinitions permanentes des territoires, un monde de chaos, d'insécurité, un état de guerre global permanent. Le ton serait donné: la guerre d'invasion porte à nouveau ses fruits et, à la fin, on peut se contenter de négocier en défaveur de la nation agressée.
Traduit de l'allemand par Joel Espi