La Suisse a amorcé un tournant en matière de taux d’intérêt. Début décembre, les taux des obligations d’Etat à dix ans sont tombés sous la barre des 0,2%, atteignant ainsi leur niveau le plus bas depuis près de trois ans. Mais ensuite, les taux sont repartis à la hausse. Cette semaine, ils se rapprochaient à nouveau des 0,6%. Les taux des hypothèques à taux fixe ont également augmenté. Que s’est-il passé?
Ce n’est pas la Banque nationale suisse (BNS) qui en est responsable. En décembre, elle avait abaissé son taux directeur d’un demi-point de pourcentage. Si cela n’avait tenu qu’à elle, les taux des obligations d’Etat auraient dû continuer à baisser ou rester faibles. Mais quelque chose est venu perturber cette dynamique.
Et ce phénomène ne concerne pas que la Suisse. Des retournements similaires ont eu lieu dans la zone euro et aux Etats-Unis. La Banque centrale européenne avait baissé ses taux directeurs pour soutenir son économie. La Réserve fédérale américaine (Fed) l’avait aussi fait, de manière plus modérée. Pourtant, les taux des obligations d’Etat ont grimpé.
Cela pourrait bien être à cause de Donald Trump, selon Karsten Junius, économiste en chef de la banque J. Safra Sarasin:
Avec Donald Trump, l’orientation future de la politique américaine devient en effet plus incertaine.
Le président américain agit de manière imprévisible: il impose des droits de douane tous azimuts, licencie des milliers de travailleurs dans le contrôle aérien et la lutte contre les épidémies. Beaucoup ne se demandent donc plus si Donald Trump va provoquer une crise, mais plutôt quand et sous quelle forme.
L’économiste Dean Baker, du think tank CEPR, craint que Donald Trump ne s’attaque à l’indépendance des agences de statistiques – ce qui aurait de graves conséquences. Il l’écrit sur la plateforme Substack:
Les Etats-Unis disposent actuellement d’excellentes agences de statistiques. Mais Trump, en tant que président, a le pouvoir de les forcer à publier des chiffres qui lui conviennent. Par exemple, afficher une inflation faible alors que les prix grimpent en réalité en flèche – en raison de ses taxes douanières arbitraires et de l’expulsion des travailleurs immigrés du secteur du bâtiment et des exploitations agricoles.
Les investisseurs se retrouveraient alors dans le brouillard, incapables de savoir où en est réellement l’économie et quelle est la situation de leur argent: les taux vont-ils monter ou baisser? Une forte inflation va-t-elle dévaloriser leurs obligations d’Etat? Dans l’incertitude, ils préféreraient retirer leur argent. Un tel scénario serait «catastrophique» pour la Bourse, avertit Dean Baker. Les taux s’envoleraient, les marchés des actions s’effondreraient. Ce serait la vengeance des statisticiens, trop souvent relégués au rôle de simples comptables.
La Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) pourrait être au cœur d’une autre crise provoquée par Donald Trump, selon Paul Krugman, prix Nobel d’économie. Voici ce qui pourrait se dérouler: le président américain continue d’imposer des taxes douanières et d’expulser des travailleurs. L’économie fait alors face à une hausse des coûts et augmente ses prix, ce qui entraîne une poussée inflationniste. La Fed n’apprécie pas et intervient en relevant ses taux directeurs. Ce qui, à son tour, ne plairait pas à Trump.
En théorie, l’indépendance de la Fed est un principe sacré. Mais en réalité, elle ne repose sur aucune base légale solide – uniquement sur des normes. Et Donald Trump n’est pas du genre à se laisser freiner par des normes, comme l'écrit Paul Krugman sur Substack. Il trouverait un moyen d’imposer des baisses de taux à la Fed, même en pleine flambée inflationniste. L’inflation continuerait alors d’augmenter, jusqu’à ce que Donald Trump finisse par céder. Mais le chaos régnerait déjà.
Si Donald Trump manipulait réellement les statistiques et interférait dans la politique monétaire, les Etats-Unis pourraient sombrer dans une crise de la dette. C’est ce qu'écrit l’institut Brookings dans une étude consacrée à la dette publique américaine, qui atteint actuellement des niveaux records.
D’ici 2025, la dette américaine sera pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale équivalente à la taille de l’économie du pays. En 2050, elle devrait représenter une fois et demie le PIB, selon les prévisions de l’institut. Cela ne conduirait pas nécessairement à une crise, mais pourrait.
Le risque serait que les Etats-Unis perdent la confiance des marchés financiers. Et cela arrivera s’ils sapent l’indépendance de leurs institutions – en particulier celle des agences de statistiques et de la Fed. Les experts de Brookings ne sont plus aussi confiants qu’avant que ce scénario puisse être évité.
Une telle crise débuterait avec les obligations d’Etat américaines: la demande s’effondrerait, les taux grimperaient en flèche. Le dollar et les marchés boursiers chuteraient. Les banques, qui détiennent ces obligations comme des actifs supposés sans risque, en subiraient le contrecoup. Beaucoup feraient faillite, et celles qui survivraient réduiraient drastiquement l’octroi de crédits. Une crise économique mondiale s’ensuivrait.
Donald Trump semble également vouloir provoquer une crise avec ses alliés européens. Un retrait total des troupes américaines de l'Europe semble possible. Le président américain a accusé l’Ukraine d’être responsable de l'invasion russe et a qualifié son président démocratiquement élu de «dictateur».
En Europe, le message est passé. Le Danemark, par exemple, a augmenté son budget de défense. Aux pays qui n’auraient pas encore pris la mesure du danger, le secrétaire général de l'Otan, Mark Rutte, a lancé un avertissement: «Vous recevrez bientôt un appel téléphonique d’un homme très sympathique à Washington». Avant cela, il leur avait déjà conseillé:
Les marchés financiers anticipent une hausse des investissements militaires européens. Cela entraînerait une augmentation de la demande d’épargne et, par conséquent, une hausse des taux d’intérêt.
La Suisse, en tant que petite économie ouverte, ne peut pas se soustraire à de telles dynamiques mondiales, selon l’économiste Karsten Junius. La Banque nationale suisse se retrouvera donc face à un contexte monétaire totalement nouveau lorsqu’elle décidera de son taux directeur en mars et en juin. En décembre, une baisse jusqu’à 0% paraissait quasiment acquise. Aujourd’hui, ce n’est plus si sûr. L’économie est plus stable, et le franc est relativement faible face au dollar. «Il se pourrait que la BNS s’arrête à 0,25%», conclut Karsten Junius.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder