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Ukraine: Voici ce que la Russie fait des enfants qu'elle enlève

Une famille fait ses adieux à une parente à Pokrovsk (est): la Russie aurait déporté des dizaines de milliers d'enfants.
Une famille fait ses adieux à une parente à Pokrovsk (est): la Russie aurait déporté des dizaines de milliers d'enfants.Image: Imago

Poutine a monté «le plus grand réseau de traite d'enfants depuis 1945»

Des milliers d'enfants ukrainiens sont détenus par la Russie. L'une des responsables, Maria Lvova-Belova, en parle ouvertement. Une enquête récente indique que le système d'enlèvement russe semble être plus vaste qu'imaginé.
09.11.2025, 07:0609.11.2025, 07:06
Simon Cleven / t-online
Un article de
t-online

En mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) a émis un mandat d’arrêt contre Maria Lvova-Belova et contre le président russe Vladimir Poutine. La commissaire russe aux droits de l’enfant et le chef du Kremlin seraient responsables de l'enlèvement d’enfants ukrainiens vers la Russie, un crime de guerre présumé.

Or, Lvova-Belova parle ouvertement du fait qu'elle a enlevé Filip, un garçon de 15 ans de Marioupol, ville occupée du sud de l’Ukraine, jusqu’en Russie, où elle l’élève désormais. Dans un interview à la télévision russe, en référence aux accusations de la CPI et du gouvernement ukrainien, elle a déclaré:

«J’ai volé un enfant de Marioupol et je l’ai accueilli dans ma famille - c’est ainsi qu’ils voient les choses»

Selon les experts, l'enlèvement d'enfants ukrainiens est systématique et a commencé dès le début de la guerre dans le Donbass en 2014. Mais l'invasion totale de la Russie a facilité les enlèvements, qui ont augmenté.

Selon les informations fournies par Kiev, la Russie détient désormais près de 20 000 enfants ukrainiens. Lvova-Belova a également confirmé ce chiffre. Cependant, l'ampleur réelle du phénomène semble être nettement plus importante.

Un crime de guerre avéré et avoué

Nathaniel Raymond, directeur du Humanitarian Research Lab (HRL) à la Yale School of Public Health aux Etats-Unis, dirige le recensement de ces enfants. Depuis 26 ans, Raymond mène des enquêtes et des recherches sur les crimes de guerre commis au Soudan du Sud, en Bosnie et en Ukraine. Pour lui:

«L'interview de Maria Lvova-Belova est une preuve qui confirme un crime de guerre et un potentiel crime contre l'humanité.»

Avec ses propos, «elle avoue ouvertement et se vante d'un crime dont elle a été accusée», explique Raymond.

Portrait
Nathaniel Raymond (47 ans) est directeur exécutif du Humanitarian Research Lab (HRL) à la Yale School of Public Health aux Etats-Unis. Il a dirigé le Signal Program à l'Université de Harvard et a enseigné à la Jackson School of Global Affairs. Cet expert en droits humains étudie les crimes de guerre et le rôle de la technologie dans les missions humanitaires. Il collabore avec des organisations internationales pour documenter les conflits violents. Actuellement, son équipe analyse les crimes de guerre présumés en Ukraine à l'aide d'images satellites et de données open source.
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Image: Laboratoire de recherche humanitaire - YSPH, EMD

La déportation ou l'enlèvement d'enfants issus de zones de guerre ou d'occupation est interdit par les Conventions de Genève de 1949. Les enfants bénéficient d'une protection particulière et ne doivent pas être séparés de leur famille. Toute forme de déplacement forcé, de recrutement ou de maltraitance est considérée comme une violation grave du droit international humanitaire et peut être poursuivie comme crime de guerre.

35 000 enfants dans plus de 200 centres en Russie

A la mi-septembre, Raymond et son équipe ont publié un rapport sur le système russe d'enlèvement d'enfants ukrainiens. Au total, ils ont identifié 210 sites en Russie et dans les territoires occupés en Ukraine. Il explique:

«Au début de l'enquête, nous estimions le nombre d'établissements à environ 115»

On y formerait des enfants âgés de 8 à 18 ans au maniement des armes et au pilotage de drones. Selon l'enquête, les enfants montent également des drones dans certains sites.

Une enquête récemment publiée par le média ukrainien Kyiv Independent révèle, en outre, que dans au moins un établissement de la région russe de Volgograd, des enfants ukrainiens reçoivent une formation militaire dispensée par des instructeurs issus des territoires occupés, eux-mêmes endoctrinés par la Russie après 2014. L'enquête révèle qu'il s'agit d'un système centralisé. Raymond précise:

«Environ la moitié des institutions que nous avons identifiées sont placées sous le commandement et le contrôle des ministères russes.»
«Il s'agit d'un pipeline de militarisation et de rééducation à l'échelle industrielle, d'une ampleur considérable»

Selon les estimations de l'équipe de l'Humanitarian Research Lab (HRL), l'ampleur des enlèvements dépasse largement les 20 000 enfants ukrainiens recensés par Kiev, estimation qui date de 2023 et qui est donc obsolète. Aujourd'hui, les chercheurs de Yale parlent d'environ 35 000 enfants.

Raymond en distingue quatre groupes:

  • Ceux envoyés dans des camps en Russie ou dans les zones occupées.
  • Ceux proposés à l’adoption en Russie
  • Ceux enlevés directement sur le champ de bataille.
  • Ceux qui ont été directement transférés depuis les camps de filtration russes vers les environs de Marioupol afin d'y être détenus, interrogés et enregistrés en tant que citoyens russes.
Marija Lwowa-Biełowa s'entretient avec Poutine au Kremlin: la soi-disant commissaire à l'enfance du président russe parle ouvertement de l'enlèvement d'enfants ukrainiens.
Maria Lvova-Belova avec Vladimir Poutine au Kremlin (archives).Image: Imago

Les services secrets russes brouillent la vérité

Le recensement des enfants reste difficile pour les chercheurs: depuis 2014, lorsque la Russie a illégalement annexé la Crimée et déclenché la guerre dans le Donbass, le gouvernement central de Kiev ne dispose plus de données sur les enfants qui y vivent. Selon les estimations, 1,6 million d'enfants se trouveraient encore dans les territoires occupés.

Avant l'invasion totale de la Russie en février 2022, le gouvernement travaillait déjà à la mise en place d'un système Europol pour recenser les enfants disparus. Mais, comme l'explique Raymond:

«Ce processus est compliqué par les bombardements qui ont lieu en permanence»

Il y a donc des problèmes d'accès et de gestion des données. Mais un autre facteur vient encore complexifier la situation, explique l'expert en droits humains:

«Le tout se passe sous les yeux d'un service secret étranger hostile qui tente de dissimuler et de cacher l'identité des enfants.»

Les enfants ukrainiens proposés à l'adoption sont donc enregistrés dans la base de données nationale russe sur l'adoption, «comme s'ils étaient des orphelins russes», explique Raymond.

«Nous avons réussi à identifier quelques centaines d'enfants»

Un processus complexe

Selon lui, l'identification définitive des enfants nécessite «cinq données d'origine indépendantes et vérifiées attestant qu'ils sont citoyens ukrainiens». Il s'agit de la norme méthodologique du recensement actuel.

«Si ces données ne sont pas disponibles, les enfants ne peuvent pas être recensés»
Nathaniel Raymond

En raison de l'implication des services secrets russes, les chercheurs ne peuvent toutefois pas divulguer quelles données sont exploitables. S'ils le faisaient, «ils déplaceraient les enfants ou modifieraient leurs profils ou leurs noms», explique Raymond.

Raymond explique l'évolution du système d'enlèvement russe qu'il divise en quatre phases principales. Pour lui, l'enlèvement des enfants ukrainiens sert différents objectifs en fonction de l'évolution de la guerre.

1re phase: la «russification»

Dès 2014, la Russie a enlevé des enfants du Donbass pour les envoyer dans des camps de «rééducation». A l'époque, l'objectif principal était de les «russifier».

Lvova-Belova a confirmé cet objectif dans son interview, où elle explique que Filip, qu'elle avait enlevé en Russie, chantait souvent des chansons ukrainiennes au début: «Je lui ai dit: tu veux me provoquer? Nous sommes pourtant des peuples frères». Le mythe du «peuple frère» sert à la propagande russe pour justifier la guerre d'agression contre l'Ukraine.

Pour Raymond, la Russie a simplement étendu le système mis en place depuis 2014 dans les territoires occupés du Donbass.

2e phase: les objets de propagande

«Ensuite, Poutine a compris qu'il n'arriverait pas à occuper toute l'Ukraine», explique le chercheur avant d'ajouter:

«Les Russes ont alors commencé à retenir les enfants dans ces camps pour les faire adopter; ils ont utilisé des subterfuges juridiques pour les ‹russifier› et en faire des citoyens russes naturalisés.»

A cela s'ajoutait un autre objectif:

«Ils ont aussi commencé à utiliser ces enfants comme objets de propagande»
«Auprès de la population russe afin qu'elle soutienne la guerre pour empêcher que ces enfants ne soient enlevés par les "nazis".»

Depuis des années, Poutine affirme que l'Ukraine est gouvernée par des nazis. Il cherche à établir un lien idéologique avec la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'Union soviétique combattait l'Allemagne nazie.

Des enfants participent à un entraînement militaire dans la région russe de Rostov: la Russie aurait également contraint des enfants ukrainiens à fabriquer des drones destinés à la guerre.
Des enfants participent à un entraînement militaire dans la région russe de Rostov: la Russie aurait également contraint des enfants ukrainiens à fabriquer des drones destinés à la guerre.Image: Imago

3e phase: le transfert des enfants

Selon Raymond, c'est au cours de cette troisième phase que la Russie a vraiment pris conscience que les enlèvements pouvaient avoir des conséquences juridiques. Cette phase a débuté lorsque Poutine et Lvova-Belova ont été inculpés par la Cour pénale internationale. A la suite du mandat d'arrêt, Poutine n'a pas pu se rendre au sommet des BRICS en Afrique du Sud en 2023. Raymond indique:

«Ce fut le premier moment où Poutine a personnellement souffert diplomatiquement du mandat d'arrêt»
«C'est à ce moment-là que la phase de dissimulation a débuté et que les Russes ont commencé à transférer ces enfants d'un établissement à l'autre.»

4e phase: les enfants ukrainiens pris en otages

Selon Raymond, nous sommes désormais entrés dans la quatrième phase: la Russie utilise les enfants enlevés comme monnaie d'échange dans les négociations avec les Etats-Unis. Il déclare:

«Ils ont pris les enfants en otages»
«C'est le moment le plus dangereux de toute cette histoire, car le gouvernement américain tente de pousser les Ukrainiens à capituler aux conditions russes.»

Une partie importante de ces conditions consiste à passer sous silence la responsabilité de la Russie dans ces enlèvements.

Un génocide

Face à cette situation, le chercheur critique vivement l'intervention de la première dame des Etats-Unis, Melania Trump, qui s'est récemment engagée en faveur des enfants enlevés dans une lettre adressée à Poutine. «Le gouvernement américain et Melania Trump font comme s'il s'agissait simplement de retrouver les enfants disparus pendant la guerre», explique Raymond.

«Alors qu'il s'agit du plus grand réseau de traite d'enfants depuis la Seconde Guerre mondiale»

Raymond établit une comparaison drastique:

«Ce n'est pas comme si Hansel et Gretel s'étaient perdus dans la forêt et avaient été recueillis par un gentil bûcheron russe. On parle d'hommes cagoulés et armés de kalachnikovs qui ont enlevé des bébés de quatre mois dans des orphelinats et les ont mis à l'arrière d'un véhicule blindé.»

Il s'agit d'«un crime qui s'inscrit dans le cadre d'un génocide», pour lequel la Russie doit être rendue responsable pénalement.

Un soldat russe dans la région de Donetsk: dans cette région annexée en violation du droit international, la Russie enlève des enfants ukrainiens depuis onze ans.
Un soldat russe dans la région de Donetsk: dans cette région annexée en violation du droit international, la Russie enlève des enfants ukrainiens depuis onze ans.Image: Imago

Faire pression par tous les moyens

Face à cette situation, Raymond fait appel à la communauté internationale pour qu'elle prenne trois mesures:

  1. Un soutien financier et technique est nécessaire pour identifier les enfants.
  2. Il faut augmenter la pression sur la Russie afin de contraindre le pays à enregistrer les enfants auprès de la Croix-Rouge, comme le prévoient les Conventions de Genève.
  3. Toutes les nations doivent former un front uni afin d'imposer ensemble des sanctions strictes à la Russie.

Bien que la recherche des enfants enlevés soit une tâche «herculéenne», Raymond et son équipe ne sont pas prêts d'abandonner. Il explique:

«Au cours de mes 26 années d'enquêteur sur les crimes de guerre, j'ai appris une chose: il faut être idéaliste.»
«Si l'on arrête de croire qu'ils rentreront un jour chez eux, ils ne rentreront jamais»

Traduit de l'allemand par Anne Castella

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