Poutine a monté «le plus grand réseau de traite d'enfants depuis 1945»
En mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) a émis un mandat d’arrêt contre Maria Lvova-Belova et contre le président russe Vladimir Poutine. La commissaire russe aux droits de l’enfant et le chef du Kremlin seraient responsables de l'enlèvement d’enfants ukrainiens vers la Russie, un crime de guerre présumé.
Or, Lvova-Belova parle ouvertement du fait qu'elle a enlevé Filip, un garçon de 15 ans de Marioupol, ville occupée du sud de l’Ukraine, jusqu’en Russie, où elle l’élève désormais. Dans un interview à la télévision russe, en référence aux accusations de la CPI et du gouvernement ukrainien, elle a déclaré:
Selon les experts, l'enlèvement d'enfants ukrainiens est systématique et a commencé dès le début de la guerre dans le Donbass en 2014. Mais l'invasion totale de la Russie a facilité les enlèvements, qui ont augmenté.
Selon les informations fournies par Kiev, la Russie détient désormais près de 20 000 enfants ukrainiens. Lvova-Belova a également confirmé ce chiffre. Cependant, l'ampleur réelle du phénomène semble être nettement plus importante.
Un crime de guerre avéré et avoué
Nathaniel Raymond, directeur du Humanitarian Research Lab (HRL) à la Yale School of Public Health aux Etats-Unis, dirige le recensement de ces enfants. Depuis 26 ans, Raymond mène des enquêtes et des recherches sur les crimes de guerre commis au Soudan du Sud, en Bosnie et en Ukraine. Pour lui:
Avec ses propos, «elle avoue ouvertement et se vante d'un crime dont elle a été accusée», explique Raymond.
La déportation ou l'enlèvement d'enfants issus de zones de guerre ou d'occupation est interdit par les Conventions de Genève de 1949. Les enfants bénéficient d'une protection particulière et ne doivent pas être séparés de leur famille. Toute forme de déplacement forcé, de recrutement ou de maltraitance est considérée comme une violation grave du droit international humanitaire et peut être poursuivie comme crime de guerre.
35 000 enfants dans plus de 200 centres en Russie
A la mi-septembre, Raymond et son équipe ont publié un rapport sur le système russe d'enlèvement d'enfants ukrainiens. Au total, ils ont identifié 210 sites en Russie et dans les territoires occupés en Ukraine. Il explique:
On y formerait des enfants âgés de 8 à 18 ans au maniement des armes et au pilotage de drones. Selon l'enquête, les enfants montent également des drones dans certains sites.
Une enquête récemment publiée par le média ukrainien Kyiv Independent révèle, en outre, que dans au moins un établissement de la région russe de Volgograd, des enfants ukrainiens reçoivent une formation militaire dispensée par des instructeurs issus des territoires occupés, eux-mêmes endoctrinés par la Russie après 2014. L'enquête révèle qu'il s'agit d'un système centralisé. Raymond précise:
Selon les estimations de l'équipe de l'Humanitarian Research Lab (HRL), l'ampleur des enlèvements dépasse largement les 20 000 enfants ukrainiens recensés par Kiev, estimation qui date de 2023 et qui est donc obsolète. Aujourd'hui, les chercheurs de Yale parlent d'environ 35 000 enfants.
Raymond en distingue quatre groupes:
- Ceux envoyés dans des camps en Russie ou dans les zones occupées.
- Ceux proposés à l’adoption en Russie
- Ceux enlevés directement sur le champ de bataille.
- Ceux qui ont été directement transférés depuis les camps de filtration russes vers les environs de Marioupol afin d'y être détenus, interrogés et enregistrés en tant que citoyens russes.
Les services secrets russes brouillent la vérité
Le recensement des enfants reste difficile pour les chercheurs: depuis 2014, lorsque la Russie a illégalement annexé la Crimée et déclenché la guerre dans le Donbass, le gouvernement central de Kiev ne dispose plus de données sur les enfants qui y vivent. Selon les estimations, 1,6 million d'enfants se trouveraient encore dans les territoires occupés.
Avant l'invasion totale de la Russie en février 2022, le gouvernement travaillait déjà à la mise en place d'un système Europol pour recenser les enfants disparus. Mais, comme l'explique Raymond:
Il y a donc des problèmes d'accès et de gestion des données. Mais un autre facteur vient encore complexifier la situation, explique l'expert en droits humains:
Les enfants ukrainiens proposés à l'adoption sont donc enregistrés dans la base de données nationale russe sur l'adoption, «comme s'ils étaient des orphelins russes», explique Raymond.
Un processus complexe
Selon lui, l'identification définitive des enfants nécessite «cinq données d'origine indépendantes et vérifiées attestant qu'ils sont citoyens ukrainiens». Il s'agit de la norme méthodologique du recensement actuel.
En raison de l'implication des services secrets russes, les chercheurs ne peuvent toutefois pas divulguer quelles données sont exploitables. S'ils le faisaient, «ils déplaceraient les enfants ou modifieraient leurs profils ou leurs noms», explique Raymond.
Raymond explique l'évolution du système d'enlèvement russe qu'il divise en quatre phases principales. Pour lui, l'enlèvement des enfants ukrainiens sert différents objectifs en fonction de l'évolution de la guerre.
1re phase: la «russification»
Dès 2014, la Russie a enlevé des enfants du Donbass pour les envoyer dans des camps de «rééducation». A l'époque, l'objectif principal était de les «russifier».
Lvova-Belova a confirmé cet objectif dans son interview, où elle explique que Filip, qu'elle avait enlevé en Russie, chantait souvent des chansons ukrainiennes au début: «Je lui ai dit: tu veux me provoquer? Nous sommes pourtant des peuples frères». Le mythe du «peuple frère» sert à la propagande russe pour justifier la guerre d'agression contre l'Ukraine.
Pour Raymond, la Russie a simplement étendu le système mis en place depuis 2014 dans les territoires occupés du Donbass.
2e phase: les objets de propagande
«Ensuite, Poutine a compris qu'il n'arriverait pas à occuper toute l'Ukraine», explique le chercheur avant d'ajouter:
A cela s'ajoutait un autre objectif:
Depuis des années, Poutine affirme que l'Ukraine est gouvernée par des nazis. Il cherche à établir un lien idéologique avec la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'Union soviétique combattait l'Allemagne nazie.
3e phase: le transfert des enfants
Selon Raymond, c'est au cours de cette troisième phase que la Russie a vraiment pris conscience que les enlèvements pouvaient avoir des conséquences juridiques. Cette phase a débuté lorsque Poutine et Lvova-Belova ont été inculpés par la Cour pénale internationale. A la suite du mandat d'arrêt, Poutine n'a pas pu se rendre au sommet des BRICS en Afrique du Sud en 2023. Raymond indique:
4e phase: les enfants ukrainiens pris en otages
Selon Raymond, nous sommes désormais entrés dans la quatrième phase: la Russie utilise les enfants enlevés comme monnaie d'échange dans les négociations avec les Etats-Unis. Il déclare:
Une partie importante de ces conditions consiste à passer sous silence la responsabilité de la Russie dans ces enlèvements.
Un génocide
Face à cette situation, le chercheur critique vivement l'intervention de la première dame des Etats-Unis, Melania Trump, qui s'est récemment engagée en faveur des enfants enlevés dans une lettre adressée à Poutine. «Le gouvernement américain et Melania Trump font comme s'il s'agissait simplement de retrouver les enfants disparus pendant la guerre», explique Raymond.
Raymond établit une comparaison drastique:
Il s'agit d'«un crime qui s'inscrit dans le cadre d'un génocide», pour lequel la Russie doit être rendue responsable pénalement.
Faire pression par tous les moyens
Face à cette situation, Raymond fait appel à la communauté internationale pour qu'elle prenne trois mesures:
- Un soutien financier et technique est nécessaire pour identifier les enfants.
- Il faut augmenter la pression sur la Russie afin de contraindre le pays à enregistrer les enfants auprès de la Croix-Rouge, comme le prévoient les Conventions de Genève.
- Toutes les nations doivent former un front uni afin d'imposer ensemble des sanctions strictes à la Russie.
Bien que la recherche des enfants enlevés soit une tâche «herculéenne», Raymond et son équipe ne sont pas prêts d'abandonner. Il explique:
Traduit de l'allemand par Anne Castella

